Vous investissez le musée Picasso de vos œuvres et vos objets. Quelle fut la genèse de ce projet ?
Ce projet est né d’une invitation de Laurent Le Bon, ancien président du musée national Picasso-Paris, que j’ai d’abord repoussée, ne souhaitant pas affronter un tel artiste. J’ai malgré tout profité de l’occasion pour visiter le musée pendant le confinement, et j’ai découvert des tableaux eux aussi endormis, confinés, protégés par du papier Kraft. J’ai immédiatement pensé que je pourrais tenter de me confronter à des œuvres endormies, fantomatiques, invisibles et à l’absence de Picasso, plutôt qu’à sa présence.
Parmi les œuvres de Picasso présentées dans l’exposition, vous avez choisi trois tableaux qui ne sont pas voilés : Autoportrait (1901), L’artiste devant sa toile (1938) et Le jeune peintre (1972). Pourquoi ces tableaux ?
Parce que ce sont trois autoportraits et, à travers eux, Picasso me parle. Je l’imagine, me disant, avec un brin de paternalisme : « Tu veux prendre ma place ? Eh bien, à toi de faire, ma mignonne. » Il reste un fantôme très présent…
Dans le livre Picasso sorcier, la petite-fille de Picasso raconte que le peintre ne jetait rien, accumulant objets du quotidien et œuvres d’art. Vous avez quant à vous fait appel aux commissaires-priseurs de l’Hôtel Drouot pour faire l’inventaire de votre maison. Quel rapport entretenez-vous avec vos objets ?
Un rapport sentimental. C’est ce trait de Picasso, et ces mots : « Pourquoi me débarrasser d’objets qui me firent la grâce d’arriver jusqu’à moi », qui sont à l’origine du deuxième étage de l’exposition. Mes lectures m’ont appris notamment que l’artiste gardait tout, cela m’a incitée à proposer à la salle des ventes Drouot de faire l’inventaire des objets de ma vie. Picasso affirmait qu’il faudrait pouvoir « montrer les tableaux qui sont sous le tableau ». J’ai voulu raconter les histoires qui sont sous les objets. Alors, en marge du catalogue de Drouot, une autre publication, intitulée Erratum, révèlera la vie cachée des objets qui ont compté pour moi, ce qui me relie à eux autant que ce qui les lie entre eux à travers les associations qu’ils forment sur les murs de ma maison.
Vous évoquez les lectures que vous avez pu faire sur Picasso et l’influence qu’elles ont eu sur ce projet.
Les écrits de Picasso ou sur Picasso m’ont pointé des directions. Par exemple, cette anecdote selon laquelle, découvrant Guernica pour la première fois au MoMA de New York, Arshile Gorky aurait convoqué une réunion, au loft de Willem De Kooning, avec une dizaine d’artistes américains. Ces derniers se sont demandé, sur le mode de la plaisanterie, si à eux tous ils pourraient réaliser une œuvre aussi puissante que celle du seul Picasso. Ils ne sont jamais passés à l’acte et il n’y eut pas de seconde réunion, mais j’ai repris l’idée et, sur une surface équivalente à celle de Guernica – 27 mètres carrés environ –, j’ai réuni les œuvres d’artistes de ma génération, acquises au fil du temps. Dans mon cas, une façon d’investir le musée accompagnée.
Picasso a également affirmé: « J’ai l’horreur de l’achevé. La mort est finale. Le coup de revolver achève. Le presque achevé, c’est la vie ». Ces mots ont-ils inspiré la présentation de l’ensemble de vos œuvres inachevées ?
Après avoir réalisé le catalogue raisonné de mes possessions et de mes œuvres, j’ai constaté qu’il manquait à cet inventaire mon atelier, mes tiroirs emplis d’idées abandonnées, ratées, censurées, ébauchées… tout ce que je n’ai pas réussi à terminer. Une façon de donner vie à mes intentions, d’achever l’inachevé.
Y a-t-il des œuvres inachevées que vous n’avez pas présentées ?
Peut-être les idées les plus nulles, ou à peine présentables. Et qui ne tenaient pas le mur…
Chacune de vos expositions apparaît comme un bilan. Ici, avec l’inventaire de votre maison ainsi que de vos idées non abouties, cette exposition semble être le bilan le plus important que vous ayez jamais réalisé…
D’une certaine façon, j’ai mis ma vie au propre. Mes œuvres déjà répertoriées à travers expositions et publications pouvaient éventuellement me survivre. Mais qu’allait-il advenir de mes objets et de leur histoire commune ? En les réunissant, je leur ai donné vie, ils font corps. Ce quelque chose de testamentaire me permet de prendre de la distance. Je peux les laisser filer…
Connaissant la réputation de Picasso, il est tout à fait cocasse de voir une femme occuper son musée et le reléguer au sous-sol de sa demeure.
En effet, Picasso est au sous-sol et j’occupe sa demeure du rez-de-chaussée au dernier étage ! C’est cocasse, et je ne peux pas dire que ça me déplaise, mais rien de prémédité là-dessous, j’ai été invitée dans son musée, pas dans son lit. Mon appréhension était d’ordre artistique, je n’avais pas peur de l’homme mais de son œuvre, et j’ai abordé Picasso selon mes angles de prédilection : mort, absence, manque… pas sexualité, pouvoir, rapport de force… Ce sera peut-être pour une autre fois. Quoique, s’agissant de lutte, je préfère celle menée contre des vivants plutôt que contre des morts. Il y a déjà de quoi faire…
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« Sophie Calle. À toi de faire, ma mignonne », du 3 octobre 2023 au 7 janvier 2024, Musée national Picasso-Paris, 5, rue de Thorigny, 75003 Paris.