Quel est votre dernier achat ?
Il s’agit d’un tableau en deux parties de Jem Perucchini, un artiste italien d’origine éthiopienne, basé à Milan [il a remporté le Prix Jean-François Prat 2023, ndlr]. Sa démarche est centrée sur l’histoire de l’art, la Renaissance italienne, les icônes, les représentations et les liens de diverses cultures. Il s’intéresse en particulier aux processus neurologiques qui provoquent des sensations et des émotions lors de l’observation d’une œuvre, l’un de mes sujets de prédilection.
Où achetez-vous de préférence ?
J’acquiers principalement les œuvres auprès de galeries qui ont été des compagnons fidèles, des mentors dans mon parcours de collectionneuse. À Paris, il s’agissait d’Enrico Navarra, Yvon Lambert. Aujourd'hui, de Thaddaeus Ropac, Kamel Mennour, Balice Hertling…, qui ont souvent commencé par exposer des artistes dont personne ne voulait au départ. À Londres, je pense à Sadie Coles, Carlos/Ishikawa, Corvi-Mora, Soft Opening ou Emalin. Mais aussi à David Zwirner ou Clearing, pour celles implantées principalement aux États-Unis.
J’aime aussi découvrir des galeries et des artistes du monde entier, me conduisant à des pépites, tels que Quynh (Hô Chi Minh-Ville), Kiang Malingue (Hongkong), Proyectos Ultravioleta (Guatemala), Commonwealth & Council (Los Angeles), Cécile Fakhoury (Abidjan, Dakar, Paris), Blank Projects (Le Cap) ou Dastan (Téhéran, Toronto). Je fonctionne à l’intuition, au coup de cœur… Je n’ai jamais revendu mes œuvres, je les garde !
Que pensez-vous de Paris + par Art Basel ?
La foire a insufflé un dynamisme extraordinaire et fait revenir des galeries majeures comme Kurimanzutto, Blum [ex Blum & Poe], Isabella Bortolozzi et d’autres. Il y a aussi de nouvelles participations très intéressantes comme Pilar Corrias, ainsi que de nouvelles jeunes galeries montrant la scène française, tel Parliament avec Charlotte Dualé…
Étant en partie d’origine vietnamienne, avez-vous beaucoup regardé l’art contemporain asiatique ?
Ma première rencontre significative avec l’art contemporain s’est produite en 2001, lorsque je suis passée par hasard devant la galerie Enrico Navarra à Paris et que j’ai été captivée par le portrait de Zhang Xiaogang dans la vitrine. C’est mon premier achat en art contemporain. Les regards fixes, dissimulant les émotions, m’ont rappelé ma propre éducation asiatique, où l’expression des sentiments était considérée comme vulgaire. Je me suis sentie très chanceuse d’être tombée sur cette œuvre. Peut-être un coup de pouce du karma ! Par la suite, j’ai été attirée par les œuvres de Danh Vo, Mai-Thu Perret, Thu-Van Tran, Thao Phan Nguyen et d’autres. Cela m’a donné envie d’explorer les œuvres d’artistes qui ont réussi à fusionner leur héritage culturel avec l’art occidental contemporain. Je me souviens comme si c’était hier d’être restée médusée devant l’Arche de Noé de Huang Yong Ping à la chapelle de l’École nationale supérieure des beaux-arts en 2009, une puissante juxtaposition de cultures et une fusion de la philosophie chinoise avec l’avant-garde occidentale et l’héritage dada. Dès lors, collectionner des œuvres d’art est devenu pour moi une forme de thérapie. Un moyen de reconstituer le puzzle de mon identité fragmentée sous un même toit. Je suis Eurasienne, à l’intersection de deux mondes. Je suis allée de l’Est vers l’Ouest…
Chez vous à Paris, Anselm Kiefer ou Andres Serrano côtoient un dromadaire Tang, des bronzes de Rodin ou Camille Claudel… Vous cultivez le mélange.
Je n’ai pas de barrières d’époques, de courants, de statut ni de frontières, quand je tombe amoureuse d’une œuvre. Les œuvres avec lesquelles j’ai choisi de vivre peuvent être considérées comme des totems représentant mon propre parcours, mais dont les thèmes ne se révèlent souvent à moi qu’après coup… J’ai vécu en Asie, en Afrique et en Europe, j’ai dû souvent déménager dans mon enfance. Un déchirement qui m’a marquée à jamais : j’avais à chaque fois le sentiment d’être déracinée, de perdre mes amis et mes points de repère. D’où mon besoin de recréer un havre de paix, un univers rempli d’artefacts familiers et immuables qui me rassurent, des figures de la Vierge à l’Enfant aux statues de Bouddha vietnamiennes.
Quelle est la place des artistes français dans votre collection ?
J’ai toujours voulu soutenir les artistes français depuis mon arrivée à Paris, ce qui m’a conduite à acheter des pièces entre autres de Loris Gréaud, Camille Henrot, Sam Szafran, Soulages et plus récemment Bertrand Lavier, Marguerite Humeau, Julie Curtiss, Guillaume Valenti, Nathanaëlle Herbelin ou Pol Taburet, que je répartis entre Paris et Londres. Cet engagement se poursuit en présidant Fluxus Art Projects, organisation à but non lucratif créée par l’Institut français de Londres et qui a lancé le Prix Fluxus-Comité professionnel des galeries d’art distinguant à la foire Frieze London le travail d’un artiste français. Josèfa Ntjam [représentée par la galerie Nicoletti à Londres et Jérôme Poggi à Paris] est la lauréate 2023.
Quelle œuvre rêveriez-vous d’avoir ?
J’ai longtemps vécu au milieu de paravents en laque japonaise. Est-ce cela qui explique ma passion pour Pierre Bonnard, surnommé « le nabi japonard », et Femmes au jardin, une série de panneaux décoratifs de 1891 symbolisant probablement les quatre saisons et très inspirés du Japon ?
Avoir été galeriste a-t-il aiguisé ou changé votre regard ?
Cela n’a guère changé mon regard en termes de goût – qui reste évolutif – mais permis de comprendre le « behind the scene » du marché. Venant du monde du luxe et ayant ensuite fait une formation académique en histoire de l’art à l’École du Louvre, j’étais loin d’imaginer les rouages complexes et atypiques du marché de l’art contemporain. Grâce à mon travail de galeriste, j’ai pu appréhender les défis auxquels les artistes sont confrontés pour obtenir de la visibilité et une reconnaissance internationale, ainsi que la difficulté d’atteindre un nouveau public au-delà des 10 000 collectionneurs que toutes les galeries connaissent. En tant que galeriste, j’ai mesuré la difficulté d’avoir de l’impact pour une nouvelle enseigne encore locale. D’où l’importance de combler le fossé entre l’expérience classique et le vaste potentiel du monde numérique.
C’est-ce qui vous a conduit à lancer l’application Docent ?
La pandémie a marqué une prise de conscience pour moi. J’ai décidé de limiter les voyages « sauts de puce » dans le monde entier pour suivre la caravane de l’art contemporain. Mais pas de limiter le champ de mes découvertes ! C’est comme ça que nous avons créé l’outil dont je rêvais pour parcourir la planète ! Grâce au numérique, galeries et artistes peuvent toucher un public mondial illimité. Le potentiel est immense.
Docent est la première application mobile alimentée par l’IA à proposer une expérience entièrement personnalisée pour découvrir et collectionner l’art contemporain, aider l’utilisateur à prendre des décisions éclairées. Notre équipe d’experts en art et en sciences a minutieusement sélectionné plus de 10 000 œuvres d’art réalisées par 1 000 artistes grâce à nos 100 premières galeries partenaires, réparties dans 30 pays et sur 5 continents. Le but est d’instaurer un cercle vertueux : offrir aux collectionneurs la possibilité d’élargir le champ des possibles, favoriser l’émergence d’une nouvelle génération d’art lovers, accroître les revenus des galeries et des artistes. Bref, soutenir activement la création artistique !
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