Prêtés l’un par le musée du Louvre, à Paris, et l’autre par le musée national d’Archéologie de La Valette (Malte), deux cippes gréco-romains sont actuellement visibles au Louvre Abu Dhabi. Cette paire de colonnes de marbre ornementales jumelles n’avait pas été réunie depuis 240 ans. Quels sont les enjeux esthétiques et diplomatiques de ce geste ?
Ces prêts ont été engagés avec une entrée diplomatique, mais leur portée est surtout artistique. C’est une belle histoire de retrouvailles. Au Louvre Abu Dhabi, nous exposons des œuvres prêtées par les musées français, les œuvres de notre collection qui se développe et des œuvres liées au programme « Objets ambassadeurs », mis en place avec le monde arabe, Oman, l’Arabie saoudite, la Jordanie, mais aussi les Philippines et la Corée. Ces cippes, datés du IIe ou du IIIe siècle avant notre ère, sont comme la pierre de Rosette de l’alphabet phénicien : ils ont été déchiffrés par l’abbé Barthélémy, épigraphiste français, au milieu du XVIIIe siècle. Ce sont deux prêts qui font donc particulièrement sens dans la région, d’un point de vue de l’histoire de l’art et de l’histoire des musées.
Alors que vous avez fêté le 5e anniversaire du musée en novembre 2022, qui sont aujourd’hui vos visiteurs ?
À cette question, il y a des réponses sociologiques, politiques, diplomatiques, économiques. Nous avons à l’heure actuelle dépassé quatre millions de visiteurs et sommes revenus à notre fonctionnement normal depuis la crise sanitaire. Le Louvre et le château de Versailles ont 80 % de touristes et 20 % de visiteurs de proximité. Nous avons environ 70 % de touristes internationaux et 30 % de visiteurs locaux – pendant les confinements, ces chiffres s’étaient radicalement inversés. Les Français sont plus représentés que d’autres nationalités, tout comme les Émiriens. De nombreux visiteurs indiens, basés en Inde ou aux Émirats, se rendent également régulièrement au Louvre Abu Dhabi – nous avons organisé une exposition sur l’influence de Bollywood dans les arts à l’hiver 2022*. Lorsque nous avons fait un accord avec l’Ayala Museum [à Makati, près de Manille] aux Philippines, alors que nous n’avions pas d’objets philippins dans notre collection, nous avons observé l’augmentation du nombre de visiteurs philippins. Par ailleurs, avec la signature des accords abrahamiques en 2020 et la montée du discours de tolérances religieuse et politique, nous avons assisté à l’augmentation du nombre de visiteurs israéliens. Enfin, le public chinois, qui était presque au niveau du public indien avant la pandémie de Covid-19, commence à revenir.
Conçue par sir David Adjaye, l’Abrahamic Family House a ouvert ses portes en mars 2023. Elle se trouve à quelques pas du Louvre et des futurs Guggenheim Abu Dhabi, Zayed National Museum (ZNM) et musée d’Histoire naturelle. L’évolution de ce territoire muséal est-elle déjà perceptible ?
Nous observons une continuité de visite d’un lieu à l’autre et nous sommes d’ailleurs très proches. Nous attendons avec impatience l’ouverture de ces institutions pour l’effet d’émulation que cela va produire. Au Louvre Abu Dhabi, nous racontons l’histoire du monde. Le ZNM se focalisera sur l’histoire et les valeurs du pays. Il y aura naturellement des synergies, également avec le musée d’Histoire naturelle et le Guggenheim. Diverses formes de connaissance et de curiosité seront rassemblées sur une île, et chaque musée aura son point de vue.
Cet automne, l’exposition « Lettres de Lumière » (du 13 septembre 2023 au 14 janvier 2024) semble justement être un écho à l’ouverture de l’Abrahamic Family House.
Il y a comme un effet circulaire : le Louvre Abu Dhabi a été l’un des premiers lieux où l’on a pu montrer les liens entre les religions, et, consécutivement à l’ouverture de l’Abrahamic Family House, nous faisons aujourd’hui une exposition sur les trois monothéismes. Nous avons des expositions sur des périodes de l’histoire de l’art, comme « Impressionnisme : la modernité en mouvements », qui s'est tenue en 2022-2023, et d’autres qui explorent des pans de l’ADN du Louvre Abu Dhabi, comme « Le Monde en sphères » qui présentait les globes les plus précieux des collections françaises, en 2018; « Ouvrir l’album du monde », l’exposition sur la photographie que nous avons faite avec le musée du quai Branly-Jacques Chirac, en 2019; « Cartier et les arts de l’Islam » au musée des Arts décoratifs, à Paris, en 2021-2022; et, actuellement, « Lettres de Lumière ». Ensuite, nous aurons une exposition sur les fables du monde arabe qui ont inspiré Jean de La Fontaine.
Le musée des enfants du Louvre Abu Dhabi est particulièrement inventif. Quels en sont les principes ?
L’éducation est l’un des objectifs prioritaires de ce musée, peut-être même sa mission première, et elle commence par les enfants. Dans une démarche à la fois très sérieuse et ludique, nous assumons notre engagement du côté de l’edutainment et de la gamification. Nos équipes considèrent que le côté ludique capte l’attention des enfants et qu’un jeu bien pensé leur permet de développer leurs qualités d’observation, leur sens critique et leur compréhension des œuvres. La nouvelle exposition, « Imaginer le cosmos », présente depuis le mois de juillet encore plus d’œuvres accrochées à hauteur d’enfant, avec de très beaux prêts du Louvre, du musée d’Orsay et du Centre Pompidou. Nous montrons également des combinaisons spatiales (un Émirien participe en ce moment à une mission spatiale, il est le premier astronaute arabe à sortir dans l’espace), mais aussi un astéroïde prêté par le Muséum d’histoire naturelle, une fusée de Tintin, une évocation de Mars et une réflexion sur la fragilité de notre planète.
Et pour ce qui concerne la création contemporaine, poursuivez-vous l’expérience du prix Richard Mille ?
Oui, nous ouvrirons bientôt l’exposition « Art Here 2023 » : nous organisons un prix pour des artistes qui travaillent dans la région du Golfe, dont le lauréat bénéficiera d’une dotation de 50 000 dollars [46 275 euros]. L’exposition aura lieu dans le hall du musée, c’est-à-dire à ciel ouvert, ce qui représente de nouvelles contraintes. Par ailleurs, nous avons invité Ange Leccia dans l’exposition « Impressionnisme » ou Michelangelo Pistoletto dans les galeries des collections. Il existe également des œuvres installées en dialogue avec l’architecture de Jean Nouvel, comme la sculpture de Giuseppe Penone. Et nous imaginons en développer d’autres.
Comment analysez-vous l’effet du développement de la scène artistique en Arabie saoudite sur la région et sur le Louvre en particulier ?
Cela montre le dynamisme de la région. L’écosystème émirien est très riche, avec les musées du Qatar, ceux d’Oman qui se développent, les musées et la Biennale de Sharjah, la Foire de Dubaï… Avec nos cinq ans d’existence, nous avons créé un pôle d’expertise muséale dans la région. Il y a aujourd’hui un effet d’accélération. Le département Culture et tourisme d’Abu Dhabi, dont le Louvre Abu Dhabi fait partie, est déjà en relation avec les autorités saoudiennes : l’exposition « Routes d’Arabie : trésors archéologiques de l’Arabie saoudite », en 2018-2019, était une collaboration sur une idée née au Louvre; nous avons également des prêts magnifiques dans nos galeries. Mais il est encore tôt pour tirer des conclusions.
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* L’exposition « Bollywood Superstars » est présentée du 26 septembre 2023 au 14 janvier 2024 au musée du quai Branly-Jacques Chirac, à Paris.