Vous avez depuis longtemps le goût des cartes postales. Or, il me semble que l’œuvre Geography Biography pourrait être considérée comme une mise en abyme de ces objets, qui sont mobiles par nature.
Je n’y avais pas pensé ! Les cartes postales contiennent en effet des géographies. Pour ce qui concerne mon « goût » des cartes postales, j’en choisis sur les marchés aux puces en me laissant attirer pour toutes sortes de raisons. Mais si j’entre dans un magasin et que l’on me demande ce que j’aime, je n’ai pas de réponse. J’aime les cartes postales faites avec de véritables photographies parce qu’elles sont pour moi plus faciles à utiliser dans des œuvres. J’aime aussi toutes sortes de choses étranges et idiosyncratiques que l’on voit sur des cartes postales et qui sont souvent une manière de découvrir un pays – cela a été le cas par exemple à Berlin, à Paris ou aux États-Unis. Les portraits sont moins courants. De façon assez triste, les cartes postales, qui parlent de mémoire et de souvenirs, sont également en train de disparaître.
La géographie que vous évoquez dans le titre semble très intime. Ce n’est pas celle que l’on trouve dans les manuels, avec une approche scientifique. Votre géographie est une géographie de la mémoire…
Cela le devient. Quand j’ai décidé de faire ce film, traitant de géographie, sous la peinture de la coupole de la Bourse de Commerce, qui livre une vision du monde très marquée par le XIXe siècle, l’exploration et le commerce, j’ai considéré que je ne pouvais pas faire totalement abstraction de ce contexte. La seule possibilité qui m’est apparue a été de parler de géographie de façon très personnelle. J’ai justement commencé par les cartes postales. J’en avais de très belles sur le théâtre kabuki, et je me suis demandé si je pouvais les utiliser – ce sont des questions très sensibles en ce moment. Finalement, je ne m’en suis pas servi. J’ai puisé dans mes propres voyages. Le titre dit exactement ce dont il s’agit : ma biographie à travers la géographie. Les cartes postales sont apparues lorsque j’ai eu besoin d’éléments qui ancrent l’image en mouvement. J’ai eu recours à toutes sortes de choses : des cartes postales, des chutes de mes propres films, ma collection de pierres… Mon processus de travail n’est jamais aussi conscient que ce que l’on peut imaginer a posteriori.
Le fait que vous utilisiez des chutes de vos films me rappelle que dans Craneway Event (2009), vous filmez les danseurs de Merce Cunningham en train de répéter un spectacle. Pourrait-on comparer la façon dont vous montrez son processus créatif dans ce film à celle dont vous examinez le vôtre dans Geography Biography en mettant vos propres œuvres comme un hors-champ de cette nouvelle œuvre ?
Quand j’ai écrit mon texte pour le livre édité à l’occasion de l’exposition*1, c’est à peu près ce que j’ai exprimé, au sens où j’ai fait le film qui me semblait impossible à faire. Je parle d’un « autoportrait accidentel ». Comment faire un autoportrait en film sans se filmer dans un miroir ? Geography Biography est vraiment un portrait de moi – peu de gens peuvent comprendre à quel point c’est le cas. J’ai la chance d’avoir travaillé avec le film toute ma vie et d’avoir conservé ces images qui ont une véritable longévité, à la différence des images numériques. Tous ces rouleaux sont de la mémoire pure.
Je me souviens en général des images que j’ai faites, mais j’en ai aussi oublié. J’ai gardé toutes mes chutes dans une caisse. Il y avait des films Super-8, c’était merveilleux de les retrouver, car je n’avais pas regardé ces images depuis le montage de ces films. C’est également un testament pour la matérialité des films. Et j’aurais pu continuer.
Vous parliez à l’instant du livre qui accompagne l’exposition : il est comme une transposition de Geography Biography sous la forme d’un flipbook, ce qui est aussi une forme analogique de précinéma. D’ailleurs, lorsque l’on entre dans la rotonde, on peut penser aux dioramas du XIXe siècle et aux lanternes magiques qui sont d’autres ancêtres du cinéma.
Oui, bien sûr. Souvent, les gens ne comprennent pas qu’un film est fait de séries de vingt-quatre images fixes par seconde. Le flipbook est bien sûr un précurseur du film. J’ai songé aussi aux fenêtres d’un train… Et l’usage que je fais de la rotonde de la Bourse de Commerce est un hommage aux origines du cinéma.
Le projecteur que vous laissez visible au centre de l’espace pourrait évoquer une sorte de nouveau ballet mécanique, comme celui qu’inventa Fernand Léger. Cela vous est-il venu à l’esprit ?
Pas vraiment. En général, pour éviter toute fétichisation du cinéma, je ne montre pas les projecteurs – à la différence d’autres artistes comme Rosa Barba. Mais ici je l’ai fait pour des raisons logistiques. Si le film avait été très narratif, cela aurait pu détourner l’attention, mais, pour des films plus réflexifs, cela prend tout son sens.
Le cirque et le précinéma sont souvent associés. Au fond, cette rotonde est aussi une piste de cirque… Parmi les images que l’on voit passer sur les murs de la rotonde, on reconnaît le mime Marceau. Quels ont été vos liens avec lui ?
Je connaissais son existence depuis l’enfance, et j’ai eu envie de l’inviter pour le spectacle Il Tempo Del Postino*2, auquel je participais, mais il était déjà trop âgé, et je ne l’ai finalement jamais rencontré. Je voulais introduire du silence dans ce line-up et j’ai pensé qu’un mime serait la meilleure solution. Comme il ne pouvait pas venir, j’ai apporté un film que j’avais acheté et que j’ai souvent montré à l’école de mon fils quand il était petit. Ce film est pour moi comme un ami. Je l’ai filmé sans autorisation. Ses descendants ont été très généreux par la suite en m’autorisant à l’utiliser. Avec son rôle de touche-à-tout, le mime Marceau est aussi pour moi en quelque sorte un cœur de la France. Parfois, je ne laisse pas les idées filer. Peut-être avais-je envie qu’il demeure un objet de désir.
Pourquoi avez-vous créé deux rectangles d’images qui passent sur le mur courbe de la rotonde, diamétralement opposés l’un à l’autre, et non un seul ? Sont-ils comme les deux aiguilles d’une horloge ?!
Lorsque j’ai été invitée à faire ce film et que je suis entrée pour la première fois dans l’espace de la Bourse de Commerce, j’ai tout de suite pensé que je devais prendre en compte la courbe de l’architecture. Mon premier réflexe a été d’utiliser un format paysage. On m’a dit un jour que je commençais toujours par les contraintes techniques. Mais avec un format paysage sur une courbe, on ne peut pas avoir le point aux extrémités. Alors je suis revenue au format portrait vertical. Et j’ai pensé à un double portrait. L’idée était de faire quelque chose qui dessine un carré d’obscurité, et une torche ou un phare de lumière qui tourne et révèle quelque chose, disparaît et revient à nouveau. Je ne voulais pas répéter ce que j’avais fait pour FILM à la Turbine Hall de la Tate Modern, à Londres, en 2012. Et grâce à Antigone [2018], je pouvais concevoir du 35 mm dans un cadre, ce qui était très impor-tant. Il n’y a pas de dérive.
Comment avez-vous composé ces deux éléments et l’intérieur de chacun d’eux ? Quels ont été vos principes d’association ?
J’ai trouvé une table de montage à double écran, ce qui était essentiel pour ce film. Les décisions se prennent d’une image à l’autre, c’est comme une peinture, un jeu formel. À l’intérieur du cadre, c’était à la fois plus chaotique et un peu plus délibéré. J’ai essayé de faire des connexions, et parfois pas. Tout l’intérêt de ce processus est que je ne vois pas ce que je fais. Je ne vois jamais le résultat en temps réel. La meilleure façon de décrire ce que je fais consiste à dire que ça se passe dans l’esprit de mon œil. Or, nous avons deux yeux. Le travail nécessaire pour faire quelque chose de si léger et ludique est vraiment extrême. Les gens n’ont pas idée de la manière dont ça se passe. J’ai une équipe formidable, mais, à la fin, je suis la seule à décider du montage. Ensuite, il faut trouver le rythme. Je n’avais jamais vu l’œuvre en mouvement avant d’arriver à la Bourse de Commerce – c’était la première fois que je faisais cela ainsi. Pour tout mettre en œuvre, j’ai dû utiliser plus de quarante ans de travail de l’image intégrés dans une image. Le système des « masques » que j’ai mis en place m’a également aidée. C’est assez magique à voir.
Il y a des ronds et des carrés dans ces grands rectangles verticaux qui voyagent autour de la pièce. Cela m’a fait penser aux vers d’Apollinaire sur les saltimbanques : « Ils ont des poids ronds ou carrés/
Des tambours, des cerceaux dorés. »
J’imagine bien qu’il n’y a pas de référence directe… mais pourquoi ces choix ?
J’ai dû faire les « masques » au hasard, bien avant de faire le film. J’avais une sorte de livre de « masques ». Il fallait qu’ils soient de plus en plus petits pour que le point se fasse. Il y a mille choses qui, à la fin, mènent à une idée. Et il est très important de faire confiance au processus inconscient, car beaucoup de réponses sont apportées ainsi aux problèmes posés. C’est dur sur le moment, mais finalement, c’est si facile. Monter est une chose très différente en revanche. Il y avait en Angleterre un programme éducatif que toute ma génération a regardé et qui s’appelait Play School;de petites fenêtres vous conduisaient à un autre monde: une fenêtre carrée, une fenêtre ronde, une fenêtre à arche… C’est fou la façon dont les souvenirs d’enfance résonnent dans nos mémoires. En même temps, il y a aussi des raisons pratiques à ces décisions. Je crois beaucoup à l’acte non intentionnel. Les humains ne sont pas toujours bons à tout ! Et le numérique fait perdre beaucoup de magie à cet égard.
Vous dites souvent que vous peignez avec du film ?
Quand j’essaye de persuader quelqu’un de lefilmer, je dis souvent que ce que je fais est plus proche de la peinture que du cinéma. Mon contexte naturel et mes racines sont plus dans la peinture que dans le cinéma, mais ce n’est pas exactement que je peins avec du film.
Dans The Wreck of Hope (2022), la fragilité de l’image, dessinée à la craie sur un tableau noir, se superpose à celle du sujet. Il en va de même pour les deux grandes photographies d’arbre rehaussées au crayon. Devant vos images, fragiles, comme suspendues, on pense aussi à l’instant d’avant et à celui d’après. C’est peut-être la même chose pour Caravage, mais dans le contexte de cette exposition, je trouve cela frappant. Est-ce une façon de regarder l’image avec l’œil du cinéma ?
C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre, car ce que vous dites n’est presque pas là… Je suis ravie que vous voyiez cela, mais je ne sais pas très bien quoi en dire de plus. Pour moi, tout ce que je fais à cette qualité éphémère. Je suis attirée par les choses qui se désintègrent plus que par des formes de permanence, par le doute plus que par la foi. Et cela transparaît dans l’œuvre. Et puis comme vous le savez, j’ai de l’arthrite, tout mon corps s’effondre et se désintègre. Même ce qui m’a attirée dans les arbres que j’ai photographiés, ce sont ces barres qui les soutiennent. Mais ce n’est jamais conscient. Cela se passe ainsi. Mon combat pour le film depuis une quinzaine d’années, contre sa disparition, va dans le même sens. Il y a là une beauté extraordinaire, et il me semble incompréhensible que le monde ait pu penser qu’il serait oublié. Nous nous battons tous pour la préservation de la calotte glaciaire, pour les arbres…
Qu’en est-il de Télomère, un ensemble de quatre photogravures que vous venez de réaliser ?
Télomère est un projet sur les traces. Au début, j’ai essayé d’être assez disciplinée, de les chercher et de les reproduire rigoureusement. Et puis comme toutes les orthodoxies, il est important de les briser. Alors j’ai construit des récits, liés à des événements personnels qui les ont ancrés, qui leur ont donné des racines émotionnelles. Je suis une artiste très émo-tionnelle, même si je suis très formelle aussi. Dans ces marques, j’ai trouvé autre chose. Toute l’idée de ce travail concerne une forme d’attrition. J’ai pris comme cadre les saisons. Le titre Télomère appartient au vocabulaire de la génétique : il s’agit de l’attrition par l’accumulation.
Bien qu’elles soient les plus abstraites, les œuvres intitulées Télomère sont aussi les plus personnelles et peut-être celles qui recèlent le plus d’humour…
C’est intéressant. Toute cette œuvre est importante parce qu’elle représente une transition, le fait de trouver quelque chose que je n’avais pas l’intention de trouver. Dans les monotypes Summer Memory [2023], il n’y a plus d’image. C’est une image de l’esprit, la description d’un souvenir par quelqu’un d’autre, que j’ai transformée en abstraction chromatique.
À travers l’effacement des cartes postales, ces monotypes m’ont semblé être les seules présences humaines dans la galerie de la Bourse de Commerce où ils sont exposés. Leurs couleurs vives sont comme des clins d’œil de personnages dans les arbres, comme Le Moine au bord de la mer de Caspar David Friedrich.
Exactement, ils sont la présence humaine. Et il y a un fil qui relie l’absence de l’image de la carte postale à Geography Biography. Ce sont des cartes postales trouvées. Il y a des tampons au verso. Vous avez totalement raison, particulièrement en comparaison de Télomère qui est une absence, et pas une présence.
Cela peut aussi se rapporter au fait qu’une gravure ne bouge pas, qu’elle est figée pour l’éternité, par opposition à un monotype qui peut s’effacer d’un geste de la main.
Et qui peut également être fait d’un geste de la main, c’est la plus légère des touches.
Dans le ballet The Dante Project chorégraphié par Wayne McGregor et dont vous avez conçu les décors et les costumes, un glacier représente l’enfer dans le premier acte, et une abstraction le paradis dans le dernier acte. Mais pourquoi un arbre pour le purgatoire ? C’est l’image d’un moment suspendu ?
L’enfer de Dante est froid, alors j’ai fait un glacier. La vertu est si abstraite, en particulier celle de Dante, que j’ai fait ce film pour le paradis. Mais j’avais besoin d’un moment transitionnel entre négatif et positif. J’ai pensé à un jacaranda en négatif, qui s’est révélé d’un vert incroyable, et j’ai décidé de faire un positif à partir d’un négatif. Il y a également des références à un arbre dans le texte de Dante sur le purgatoire – mais c’était un hasard et non la raison pour laquelle j’ai fait cela.
J’ai travaillé à Los Angeles. Thomas Ades s’apprêtait à composer la musique de l’enfer et du paradis, mais rien pour le purgatoire. C’est moi qui ai insisté pour que cet état transitoire soit présent. Dans tout le décor, c’est le seul moment où il y a de la vie. Quand nous avons créé le spectacle à Londres en 2021, c’était à la fin d’un confinement : une sorte de liberté retrouvée avant que la situation n’empire de nouveau. C’était très puissant, car le sujet de l’œuvre résonnait avec la pandémie.
Nous nous retrouvions tous ensemble à l’opéra pour la première fois depuis des mois. Certains venaient de l’enfer, d’autres du purgatoire, et il y avait une jubilation totale à l’idée que la vie pouvait reprendre. Je voulais aussi trois médiums distincts pour chacun des trois actes. J’ai toujours pensé le paradis sous la forme d’un film. L’enfer était un dessin. Il me fallait la photographie pour le purgatoire.
Je vois l’arbre comme une image du doute.
C’est intéressant. Le paysage de glace est presque abstrait, mais l’arbre est au bord d’une route avec une voiture et des immeubles. Il a des racines. Le design des décors est venu avant la musique pour les trois actes. Pour le purgatoire, Thomas Ades a utilisé des sons trouvés, comme des bruits de vents.
Au Schaulager, à Bâle, The Dante Project apparaît décomposé en différents éléments. Est-ce pour vous une traduction de l’œuvre jouée sur scène ?
J’ai d’abord fait des œuvres pour le ballet. Un dessin monumental a été agrandi pour la scène. Il en est de même pour la photographie du purgatoire. À un moment, Thomas Ades m’a envoyé une version numérique de l’orchestration (cela s’appelle un midi). Et il se trouve que je m’y suis attachée. Je lui ai demandé si je pouvais m’en servir pour le film. Au début, il était un peu horrifié, mais finalement il l’aime bien aussi. Pour moi, ce n’était pas un problème, car aujourd’hui j’enregistre en numérique. Je n’utilise plus de cassettes analogiques. Ce n’est pas comme pour le film, dont je dois montrer au monde à quel point il est robuste, beau et profond.
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*1 Tacita Dean. Geography Biography, Paris, Dilecta et Pinault Collection, Sidney, Museum of Contemporary Art Australia, 2023, 184 pages, 35 euros.
*2 Exposition collective conçue par Hans Ulrich Obrist et Philippe Parreno sous la forme d’une mise en scène théâtrale pour expérimenter la dimension temporelle de l’œuvre plutôt que sa dimension spatiale. Elle a
été présentée les 12 et 14 juillet 2007 sur la scène de l’Opéra de Manchester, puis en juin 2009 sur celle du Théâtre de Bâle pendant Art Basel.
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« Tacita Dean. Geography Biography », 24 mai-18 septembre 2023, Bourse de Commerce - Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, 75001 Paris.