Une grande baleine blanche au milieu des forêts vertes. C’est en ces termes imagés que Johan Creten décrit l’abbaye de Beaulieu-en-Rouergue (Tarn-et-Garonne), joyau de l’architecture cistercienne récemment restaurée. Pour son exposition en ce site remarquable fondé au XIIe siècle et niché dans la vallée de la Seye, une carte blanche lui a été donnée par le Centre des monuments nationaux, confirmant ainsi l’attrait du sculpteur et céramiste flamand pour les lieux historiques.
Fin connaisseur de l’histoire de l’art, l’artiste conçoit en effet ses réalisations comme de véritables installations propices à dialoguer avec l’espace séculaire dans lequel elles s’inscrivent. Ainsi, dans la salle capitulaire, celle-là même où les moines jadis se réunissaient, Johan Creten a installé la grande sculpture en bronze qui donne son titre à l’exposition, Le Cœur qui déborde. Parée d’un voile énigmatique et semblant organique, cette dernière fait part d’une béance et d’une gamme étendue d’émotions, laquelle recouvre à la fois la tristesse et la joie, l’affection tout comme l’affliction. Car plus généralement, l’œuvre de Johan Creten en appelle au retournement, au tremblement qui ébranle les partitions étanches à tout mouvement. Les polarités distinctes ne sont plus établies et dans cette entreprise où la matière brouille l’édifice fragile de la perception, l’or a toute sa place. Aussi plus loin, dans le cellier plongé dans l’obscurité, une série de bas-reliefs et de pièces dorées évoque des motifs marins et végétaux : inspirée par l’histoire de l’art roman, elle en renouvelle le vocabulaire abstrait au moyen de subtils ornements.
Pleinement ancrées dans le matériel, les œuvres de Creten témoignent d’un rapport au monde somme toute spirituel, si bien que bronzes, résines et terres cuites émaillées enorgueillissent par leur présence baroque cette architecture sacrée. Surtout, au sein de la majestueuse nef aux lignes élancées, des céramiques montées sur socle, cernées d’anfractuosités, font signe vers l’épure des voûtes hautement dressées et en révèlent toute la splendeur cistercienne. Ici prennent place des formes énigmatiques, potentiellement inspirées de mondes sous-marins et liturgiques. Johan Creten campe des créatures étranges dont la puissance sculpturale s’avère prolixe et conte toute une épopée humaine où la poésie, le lyrisme et les mystères ont toute leur place. Des sirènes, à savoir ces traditionnelles figures de la séduction, deviennent pénitentes, en attente de pardon : actes de prière et de contrition témoignent des affects pris dans un mouvement d’expansion.
À leurs côtés, la silhouette noire d’un grand hippocampe se détache d’une clarté presque immaculée. Habitant les lieux par sa forte présence, cette magistrale sculpture en résine absorbe la lumière qui se distille doucement à travers les vastes volumes architecturaux. Explorant le médium au travers de multiples techniques et échelles, l’artiste articule également la céramique au registre temporel, entrecroisant alors passé et présent dans cet écrin cistercien. Car le cœur qui déborde est aussi un cœur qui saigne. La violence, loin d’être tue, demeure contenue dans ces œuvres qui questionnent les enjeux du monde contemporain. Saisis par différentes profondeurs, glacis et couleurs des socles rappellent alors le drapeau ukrainien tandis que détails et craquelures rouges s’y épanchent comme autant de traces de sang. Échappant au littéral, ces trente-six œuvres inédites se parent ainsi d’une portée symbolique et partent à la rencontre de contrées imaginaires où se déploie tout un extraordinaire bestiaire que seul ne peut contenir un c(h)œur qui déborde.
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« Johan Creten, Le Cœur qui déborde », jusqu’au 1er octobre 2023, Abbaye de Beaulieu-en-Rouergue, 1086 route de l’abbaye, 82330 Ginals