Annina Nosei a d’abord été étudiante et comédienne à Rome et Paris avant de partir à Los Angeles puis à New York où elle s’est installée sans jamais oublier son Italie natale. Elle a fait ses premiers pas dans le monde de l’art dès le début des années 1960 en travaillant, tout en étudiant à l’université, dans une galerie très reconnue de Rome, Il Segno. Mais alors qu’elle joue au théâtre à Paris, c’est sa rencontre en 1963 avec Ileana Sonnabend dans la capitale française qui va la plonger dans la galaxie de l’art. Elle choisira de le délaisser en 2005, en fermant sa galerie de New York ouverte en 1980, car elle n’était plus en phase avec un marché de l’art devenu très concurrentiel et qui ne lui permettait plus de travailler librement selon ses convictions esthétiques et philosophiques.
Le livre, judicieusement illustré, comprend un très long entretien avec Roberto Lambarelli retraçant la vie personnelle et professionnelle d’Annina Nosei. Il est suivi de commentaires très instructifs du critique d’art sur les différents parcours et expériences de la galeriste entre l’Italie, la France et les États-Unis, et de la publication de textes de la galeriste, car elle était avant tout une intellectuelle ayant étudié la philosophie, l’histoire des religions et la littérature anglaise à la prestigieuse université La Sapienza à Rome. C’est dans cette ville qu’elle est née en 1939 d’une mère polonaise et d’un père italien, tous deux actifs dans le domaine intellectuel et universitaire. Sa première grande rencontre avec l’art se situe en 1963 quand elle fait sa thèse sur Marcel Duchamp qu’elle rencontre à Rome. Il restera toujours l’un de ses repères intellectuels comme elle le revendique. De ses racines familiales et de ses premières années d’études, elle gardera une grande indépendance d’esprit qui animera toute sa vie professionnelle et personnelle. Elle est ainsi considérée comme l’une des personnalités les plus intéressantes du monde des galeries américaines. Elle a ouvert les yeux à de nombreux collègues, même les plus éminents comme Leo Castelli, qui disait qu’il fallait toujours aller voir ses expositions. Annina Nosei découvrait beaucoup de talents, comme la jeune et ambitieuse galeriste Mary Boone qui a commencé au début des années 1980 et qui n’a pas hésité à débaucher David Salle de chez son amie qui venait de le découvrir. Le chemin d’Annina Nosei est jalonné des personnalités les plus influentes du monde de l’art, comme celle de Larry Gagosian, jeune marchand de Los Angeles avec qui elle s’est associée à New York entre 1978 et 1980. Ils occupaient un appartement à Soho situé juste en face de Leo Castelli, que Larry Gagosian admirait déjà avant de lui succéder comme le nouveau puissant marchand américain. Annina Nosei a très vite compris qu’il allait conquérir le monde – et ils se sont séparés, sans rancune, sans jamais se fâcher. Ils auront eu le temps de vendre des œuvres de Cy Twombly et de monter une exposition du très prometteur David Salle. Mais c’est Jean-Michel Basquiat qui a fait que le nom d’Annina Nosei reste à jamais connu du plus grand nombre d’amateurs et d’acteurs du monde de l’art. C’est elle qui l’a découvert dans une exposition au PS1 en 1981 et qui sera toujours en relation avec lui, malgré leur rupture professionnelle, et ce jusqu’à sa mort en 1988. Annina Nosei a constamment agi comme critique d’art et s’est sans cesse insurgé sur le fait que l’on fasse passer Jean-Michel Basquiat pour un « bad boy » venu du « street art », sans culture et dont le mythe s’était renforcé avec sa mort par overdose à 27 ans. Elle a toujours défendu le fait que Basquiat était cultivé, très concerné par ses origines africaines, et qu’il était celui qui avait fait prendre conscience aux différents acteurs du monde de l’art de l’importance des artistes afro-descendants. Annina Nosei dira que c’est grâce à Jean-Michel Basquiat qu’elle a été très vite concernée par les artistes issus des cultures non américaines et plus largement non-occidentales. Ainsi, elle a été pionnière à New York pour montrer, dès les années 1980, le Mexicain Julio Galán, puis l’Argentin Guillermo Kuitca et sa compatriote Liliana Porter, ainsi que le Philippin Manuel Ocampo et le Congolais Chéri Samba, dès 1991. Ainsi, elle a montré avant que les galeries de New York s’y intéressent, incitées par les critiques d’art influents, l’Iranienne Shirin Neshat et l’Égyptienne Ghada Amer. Ce choix correspondait parfaitement à sa ligne car Annina Nosei a très tôt exposé les artistes féministes américaines comme Jenny Holzer et Barbara Kruger, devenues ensuite des stars consacrées par les curateurs et le marché.
Annina Nosei restera toujours profondément marquée par la culture européenne, plus précisément latine, bien qu’arrivée en 1964, à 25 ans, aux États-Unis. Ce pays était alors encore assuré de sa supériorité vingt ans après la victoire de 1945 et pourtant secoué par les luttes pour les droits civiques et les premières manifestations contre la Guerre du Vietnam. C’est à Los Angeles qu’elle va vivre le changement de paradigme de l’histoire américaine grâce à des rencontres fondamentales. Elle a pourtant participé au triomphe des États-Unis par le biais de leur « soft power » artistique lorsque Robert Rauschenberg a remporté le Lion d’Or à la Biennale de Venise en 1964, pour la première fois décerné à un Américain. Elle raconte comment Ileana Sonnabend, chez qui elle travaillait à Paris depuis un an, lui a demandé de partir à Venise pour s’occuper de l’organisation de la participation de Rauschenberg que Sonnabend représentait avec Castelli. Elle y a vécu toutes les étapes des négociations politiques des États-Unis pour permettre à l’artiste de remporter la prestigieuse récompense. Arrivée à Los Angeles en 1964 sur les recommandations du compositeur et artiste John Cage, ami de Rauschenberg, elle s’inscrit à l’UCLA, université considérée comme très progressiste, et va vite rencontrer des personnalités disruptives comme l’artiste expérimentale, pionnière du happening, Carolee Schneemann, qui restera son amie et qu’elle exposera dans des lieux différents avant d’ouvrir sa galerie. C’est dans cette ville en pleine ébullition contre un certain conformisme new-yorkais qu’elle rencontre son futur mari, John Weber, dont elle restera toujours proche après leur divorce en 1975. Directeur et curateur de deux influentes galeries d’avant-garde, Martha Jackson et Virginia Dwan, il ouvrira sa propre enseigne à New York en 1971 dans le mythique immeuble du 420 West Broadway où Castelli et Sonnabend ont chacun une galerie. Piètre gestionnaire et peu stratège, John Weber est lui aussi un personnage très entier et plus intellectuel que marchand, mais sa galerie dans les années 1970 et 1980 restera l’une des pionnières de l’art conceptuel et minimal et du land art, alors considérés comme à la pointe des avant-gardes. Sol LeWitt, Daniel Buren, Art & Language mais aussi les artistes de l’Arte Povera qu’il rencontre grâce à des voyages en Italie avec Annina Nosei seront exposés dans sa galerie et bien avant de devenir pour la plupart des stars du marché. Puis, contraint de fermer ses portes en 2000, il sera toujours soutenu par Annina Nosei, mère de sa fille, jusqu’à sa mort en 2008.
Les premières années où j’allais à New York, entre 1988 et 1992, comme collaboratrice à la galerie Daniel Templon alors en rapport étroit avec Leo Castelli et l’autre grand marchand, le Suisse Bruno Bischofberger, pour négocier des expositions à Paris des artistes les plus en vue, j’aimais beaucoup rendre visite à Annina Nosei dans sa galerie sur Prince Street. J’ai appris à l’écouter car ses analyses souvent spontanées mais toujours percutantes sur les artistes et le circuit de l’art en général m’ont ouvert les yeux sur un monde de l’art moins « business oriented » que je ne le percevais. La lecture du livre de Roberto Lambarelli permet de comprendre que la scène américaine était plus complexe que ce que le marché de l’art ne le laissait paraître, et c’est toujours le cas aujourd’hui. Annina Nosei n’est pas seulement la jolie femme que l’on voit sur les photos et dans les films sur Jean-Michel Basquiat. Son parcours est passionnant et, à sa manière, elle a refusé de se fondre dans le monde de l’art américain qui se faisait rattraper par le marché de l’art. De son expérience de 25 ans de galerie, elle n’en tire aucune déception ni amertume. Au contraire, elle raconte avec générosité ce qu’elle a vécu et partagé avec des personnalités exceptionnelles comme si chaque étape, chaque rencontre avaient été enrichissantes sans jamais être contraignantes, puisqu’elle a toujours renoncé à faire des concessions sur ses convictions.
Elle a fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle et c’était perceptible dès les débuts de sa galerie, comme elle l’avait écrit à Jeff Koons en 1981. Celui-ci, alors très jeune artiste, était inclus dans une exposition de groupe chez Annina Nosei, une fois encore pionnière, avec une œuvre devenue depuis emblématique, deux aspirateurs dans une boîte en plexiglas. À la fin de l’exposition, Jeff Koons lui avait écrit une lettre lui demandant quelles étaient ses intentions concernant sa carrière. Ce à quoi Annina Nosei avait répondu : « Je ne suis moi-même pas concernée par ma propre carrière, comment pourrais-je être l’être pour la tienne ? ». Elle lui avait alors conseillé de trouver une autre galerie, s’expliquant qu’il était un artiste très brillant mais que son travail ne l’intéressait pas. Tout est dit.
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Roberto Lambarelli, Annina Nosei, 2023, bilingue anglais/italien, éd. Arte e Critica
Nathalie Obadia est galeriste à Paris et Bruxelles.