Votre contrat en tant que directeur du Kunstmuseum de Bâle s’achève à la fin de l’année. Vous a-t-on demandé de le prolonger ?
On m’a en effet invité à poursuivre mon travail quelques années, mais j’ai préféré décliner. J’ai l’impression de courir un marathon depuis plus de trente ans. J’ai vécu seize ans aux États-Unis, travaillé dans quatre musées, dont trois que j’ai dirigés, comme la Menil Collection and Foundation à Houston, au Texas. Je vais avoir 66 ans cette année et j’aspire à un autre rythme de vie. Ce que je vais faire ensuite ?Honnêtement, je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir.
Votre successeur n’est pas encore connu. Existe-t-il des pistes ?
Je n’ai pas d’informations quant à ma succession et ne souhaite pas en avoir, c’est mieux ainsi. Une annonce est à prévoir en juin.
En 1967, les Bâlois ont voté pour que le Kunstmuseum achète deux toiles de Pablo Picasso, Les Deux Frères et l’Arlequin assis. Cette fierté à l’égard de leur musée vous a-t-elle surpris lorsque vous êtes arrivé à sa tête ?
C’est cette fierté qui m’a convaincu de venir à Bâle. J’étais très bien à Houston, où je travaillais sur de nouveaux projets. Les Bâlois considèrent le Kunstmuseum comme leur propriété; en ce sens, ils m’impressionnent. Peu après ma prise de fonction, j’ai reçu des lettres de visiteurs se plaignant que des peintures avaient changé de place. Le fait que des personnes soient attentives à ce genre de détails est, pour un directeur de musée, extrêmement réjouissant. Cela allait dans la direction de mon projet : repenser la présentation de la collection permanente – qui, par son importance et sa qualité, rivalise avec les plus grands musées du monde – et offrir à ce public de passionnés l’accès à des œuvres qu’il n’avait, parfois, encore jamais vues.
En entrant au Kunstmuseum en 2016, vous avez également « hérité » du Neubau, l’extension dessinée par le bureau d’architectes bâlois Christ & Gantenbein. Ce bâtiment très « minéral », dont le caractère austère a rapidement été critiqué par le public, a été inauguré peu après votre arrivée.
Le bâtiment a beaucoup de qualités, mais c’est vrai que les matériaux utilisés – le métal, le marbre – et sa couleur grise lui donnent une certaine froideur. À mon arrivée, je me suis demandé comment lui apporter de la « chaleur ». En 2018, nous avons exposé Sam Gilliam, que tout le monde découvrait alors. Avec leur énergie, leurs couleurs et leurs formes « dansantes », les toiles de cet artiste étaient la réponse parfaite à la rigueur des espaces. Elles ont complètement transformé l’architecture; tout comme en mars 2024, les sculptures lumineuses de Dan Flavin la métamorphoseront. Ce sera la dernière grande exposition dont je me serai occupé.
Vous avez beaucoup œuvré en faveur de la reconnaissance artistique des minorités. Je pense aux expositions d’artistes africains-américains comme Sam Gilliam, Kara Walker ou Theaster Gates, mais aussi à la remise en lumière d’artistes femmes telles que Sophie Taeuber-Arp ou,
en ce moment, Shirley Jaffe et Charmion vonWiegand. Est-ce votre signature ?
C’est un effort que mes collègues et moi partageons et qui, je l’espère, se poursuivra après mon départ. L’extension du Kunstmuseum m’a permis d’élargir son spectre. Une institution comme la nôtre doit montrer des positions nouvelles, doit avoir le courage de présenter des artistes moins connus et assumer des partis pris qui sortent des sentiers battus; elle ne peut se contenter de produire des blockbusters.
Cette sensibilité vous vient-elle des États-Unis, où vous avez vécu et travaillé pendant seize ans ?
Forcément. Avant de diriger la Menil Collection à Houston, j’ai été responsable pendant quatre ans du Krannert Art Museum de l’université de l’Illinois [à Champaign], où j’ai également enseigné. Ça a été pour moi un lieu d’expérimentation, autour de propositions qu’en tant qu’Européen j’ignorais complètement, notamment le travail avec les artistes locaux africains-américains et d’autres minorités. Certains de mes collègues prétendaient qu’il n’y avait pas d’artistes noirs, ce que j’avais peine à croire. Je me suis donc informé et j’ai organisé dans ce musée la première exposition de cette scène artistique en dehors de l’université.
Le dynamisme et la diversité ethnique des États-Unis m’ont nourri. J’ai essayé d’appliquer à Bâle les leçons apprises là-bas. De même, la reconnaissance des artistes femmes est une problématique qui me tient à cœur depuis très longtemps. La thèse de doctorat que j’ai soutenue, en 1991, à l’université de Berne portait sur Meret Oppenheim et le surréalisme. C’était alors en Suisse la première étude consacrée à son œuvre.
Votre prédécesseur, Bernhard Mendes Bürgi, avait renforcé les collections du Kunstmuseum en achetant des œuvres contemporaines, mais presque uniquement d’artistes masculins. Cela vous a-t-il surpris ?
J’en étais même un peu choqué. S’il était important pour moi de réaliser des expositions sur des artistes femmes, il était tout aussi évident d’intégrer leurs créations dans nos collections. Pendant les sept ans de mon mandat, des œuvres de Gabriele Münter, Lynda Benglis, Kara Walker, Lynette Yiadom-Boakye, Jenny Holzer, Louise Bourgeois, Hito Steyerl ou encore de Shirley Jaffe sont entrées au musée. Cette diversification constitue désormais un point d’ancrage pour l’avenir du Kunstmuseum.
Dans la presse suisse alémanique, on parle beaucoup de concurrence entre les musées publics bâlois et la Fondation Beyeler, privée, à Riehen. En Suisse romande, la multiplicité des institutions est au contraire perçue comme une richesse.
J’y vois moi aussi une saine émulation. Il y a ici [à Bâle] la Kunsthalle, le musée Tinguely, le Cartoonmuseum (le seul musée suisse consacré à la bande dessinée), ainsi que l’unique musée juif du pays. Ce qui nous permet d’envisager une multitude de partenariats. Nous avons à plusieurs reprises collaboré avec la Fondation Beyeler, lorsqu’elle a exposé Georg Baselitz ou fait dialoguer les sculptures d’Auguste Rodin avec celles de Jean Arp. Ensemble, nous nous complétons parfaitement. Il en est de même avec le Kunsthaus de Zurich; j’apprécie beaucoup Ann Demeester, sa nouvelle directrice, qui y fait un excellent travail malgré la situation difficile dont elle a hérité. Collaborer est vital pour tous les musées. Quand je suis arrivé au Kunstmuseum, j’ai trouvé un lieu introverti. Certains visiteurs, surtout les plus jeunes, ne s’y reconnaissaient pas : ils le jugeaient trop pointu, trop sérieux. Mes collègues et moi l’avons ouvert à la musique, au théâtre, à la danse et à la littérature. Ces partenariats sont l’une des grandes fiertés de mon bilan.
Et vos autres fiertés, quelles sont-elles ?
L’enrichissement de la collection du musée par l’adoption de nouvelles positions. En sept ans, elle s’est étoffée de manière impressionnante, avec l’acquisition d’œuvres d’artistes femmes dont j’ai parlé, ainsi que les dons de pièces de Cranach, Seurat, Picasso, Léger, Giacometti, Klee et Raphaël – dont un dessin est pour la première fois entré dans une collection suisse. Grâce à nos mécènes, le musée a également acquis une œuvre de Camille Pissarro, l’une des plus importantes de la période néo-impressionniste. Nous avons en outre entretenu de solides liens d’amitié avec le collectionneur et marchand d’art Eberhard Kornfeld. Ce dernier a fait au musée une donation extraordinaire, qui comprend sans doute la plus belle peinture d’Ernst Ludwig Kirchner de notre collection, et plus de 120 gravures de Rembrandt de grande qualité.
Quel souvenir en particulier garderez-vous des sept années passées au Kunstmuseum ?
Il y en a beaucoup. Je pense à l’exposition « Black Madonna » de Theaster Gates en 2018. Cet artiste qui vient de Chicago n’était pas connu ici. Nous avons organisé, avant qu’il ne devienne une star sur la scène internationale, sa première grande présentation dans un musée. Il a dirigé un chœur de jeunes chanteurs dans la Münster, la cathédrale de Bâle; un concert fantastique, inoubliable. L’exposition de William Kentridge, en collaboration avec les African Studies de l’université de Bâle (en 2019), m’a aussi beaucoup marqué. Elle a remporté un immense succès; au point que le Kunstmuseum possède désormais l’une des meilleures collections d’œuvres de cet artiste en Europe.
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Kunstmuseum Basel, St. Alban-Graben 8, 4010 Bâle, Suisse.