Du 30 mars au 1er avril 2023, j’ai participé aux 20e Rencontres mémorielles de l’Europe de l’Est et de l’Ouest de Kreisau (Ost-West-Europäisches Gedenkstättentreffen Kreisau). Les interventions des invités furent intéressantes, certaines même marquantes, comme toujours dans ce genre d’événement. Mais j’ai surtout été frappé par le lieu qui nous accueillait, à la fois parce qu’il oblige à un décentrement par rapport à l’idée que nous autres, Européens de l’Ouest, nous faisons trop souvent du continent, et parce qu’il porte concrètement et symboliquement ce qui peut apparaître comme une solution pour nombre des questions mémorielles auxquelles nos sociétés se trouvent confrontées.
J’avais répondu à l’invitation en pensant naïvement qu’elle me conduirait en Allemagne. Or, Kreisau se nomme aujourd’hui Krzyżowa et se situe au sud de la Pologne. C’est un domaine agricole localisé enBasse-Silésie, une région qui fut polonaise au Moyen Âge, bohémienne à partir de 1335 (et donc autrichienne à partir de 1526), prussienne puis allemande de 1763 à 1945, et de nouveau polonaise. Les influences de ces différents pouvoirs et les populations qui y sont rattachées se mêlent encore sur ce territoire. L’architecture y est un mélange prussien et polonais, et l’on y parle aujourd’hui à parts égales les deux langues. S’y rendre depuis Paris est plutôt difficile. J’ai ainsi dû prendre deux avions avant de faire un trajet en voiture d’une heure et demie. Mais la plupart des autres participants sont arrivés de façon beaucoup plus simple, par la route uniquement, le site étant central pour des intervenants venus de Pologne, d’Allemagne, de Slovaquie, de Tchéquie, de Hongrie, d’Ukraine ou de Lituanie. Manière donc de rendre toute relative la géographie à laquelle nous sommes habitués, qui nous empêche de comprendre les complexités et les enjeux de l’Europe, et notamment les solidarités fortes qui lient les pays de la partie centrale et orientale de celle-ci. C’est d’ailleurs à Krzyżowa qu’eut lieu le 12 novembre 1989, quelques jours après la chute du mur de Berlin, une réunion germano-polonaise de réconciliation entre le chancelier de la République fédérale d’Allemagne, Helmut Kohl, et le président du conseil des ministres polonais, Tadeusz Mazowiecki.
GUERRE ET PAIX
Le lieu est avant tout associé au « cercle de Kreisau » (« Kreisauer Kreis »), terme forgé par la Gestapo pour désigner un groupe de résistance antinazie qui fut actif dès le milieu des années 1930. Il réunit, notamment à Kreisau (mais aussi à Berlin), des personnalités d’horizons très divers – hommes et femmes, protestants et catholiques, conservateurs, sociaux-démocrates et socialistes, aristocrates et hommes du peuple –, toutes attachées à réfléchir à ce que pourrait être l’Allemagne après la défaite d’Adolf Hitler, voyant dans une Europe postnationaliste le meilleur avenir possible et envisageant peu à peu la nécessité de recourir à tous les moyens disponibles pour éliminer le tyran.
La Gestapo commença à en arrêter les membres à partir de janvier 1944 puis les exécuta presque tous après la participation d’un certain nombre d’entre eux à l’attentat manqué contre Hitler en juillet 1944. L’un des fondateurs de ce groupe était précisément le propriétaire du domaine de Kreisau : Helmuth James von Moltke (1907-1945). Héritier d’un des noms les plus fameux de l’histoire militaire prussienne et allemande, il réunit donc les résistants antinazis dans un lieu marqué par cette histoire – y compris par des œuvres d’art. Dans le grand escalier du château se trouvent en effet deux fresques datant de 1900 qui dépeignent deux épisodes de l’opposition séculaire entre l’Allemagne et la France. Elles ont été restaurées dans les années 1990. La première, peinte par Sigmund Lipinski, représente, sous le titre Die Schande (La Honte), le jeune Helmuth von Moltke, arrière-grand-oncle du résistant, assistant à l’invasion de Lübeck par les troupes napoléoniennes en 1806. La seconde, peinte par Walter von Looz-Corswarem, sous le titre Die Vergeltung (La Revanche), montre le même personnage, devenu chef d’état-major de l’armée prussienne, paradant sous l’Arc de triomphe de Paris en 1871. Ce lieu voué à la paix et à l’internationalisme conserve donc en son cœur un mémorial de la guerre et du chauvinisme; dédié à la réconciliation, il intègre la représentation de la haine et de la destruction. Loin de les effacer, il les met en valeur. Mais il ne peut le faire sereinement que parce qu’il les met en balance avec d’autres actes et que l’histoire en a été faite, explicitant les responsabilités, les situant dans leur époque. Il me semble que c’est la voie qu’il faudrait prendre aujourd’hui lorsque nous débattons du sort à réserver aux objets et aux images qui ont héroïsé les horreurs du passé : les comprendre, les contextualiser, leur opposer d’autres images et d’autres objets, plutôt que les détruire. C’est une des leçons de Krzyżowa/Kreisau.