L’ambition de la commissaire Ariane Coulondre est de retracer la carrière de l’artiste Germaine Richier (1902-1959), à la lumière des derniers travaux des historiens d’art sur son œuvre. Dès les années 1930, Richier attire la reconnaissance de ses pairs, de la critique, mais aussi des institutions, recevant ainsi en 1937, lors de l’Exposition internationale des arts et techniques appliqués à la vie moderne, une médaille d’honneur, premier prix d’une longue série. Mais l’héritage d’Auguste Rodin et d’Antoine Bourdelle, son professeur, son rapport à la figure et au bronze, ainsi que sa disparition prématurée des suites d’un cancer ont probablement contribué à tenir la sculptrice éloignée du récit d’une certaine modernité; celle de Henry Moore, d’Alberto Giacometti ou de Barbara Hepworth, tous de la même génération, sans oublier celle de Louise Bourgeois, sa cadette d’une dizaine d’années. Cet éloignement provient également de la défiance de Germaine Richier à l’égard des groupes artistiques de son temps, malgré quelques collaborations avec Hans Hartung, Eugène Dodeigne ou Maria Helena Vieira da Silva, défiance qui rendra plus difficile encore son rattachement à ce récit.
C’est davantage à la lumière de son exégèse par des auteurs comme Georges Limbour, René de Solier (son second époux), Jean Paulhan, mais surtout Francis Ponge pour qui la matière et le mouvement perpétuel de l’œuvre prévalent, que l’on comprend l’ancrage de la sculpture de Germaine Richier dans son époque : « les viandes de Germaine Richier, écrit ainsi Francis Ponge en 1956, ne nous sont servies jamais que parfaitement comestibles. Elles ont subi la mortification, la condimentation convenables. On a enlevé poils et plumes, et tous coussins et graisse superflue. On n’a gardé que l’essentiel, chair et squelette; on a pilé les foies, on a farci les ventres, puis tout a cuit dans la sauce du sang, entouré de l’ardeur voulue, en vue de la réduction nécessaire; enfin cela nous est servi, semble-t-il, bouillant – et voilà qui est assez neuf, après tout, en sculpture. »
PRÉPONDÉRANCE DE LA NATURE
Cependant, à visiter la rétrospective du Centre Pompidou, on s’aperçoit que la viande n’est pas d’emblée servie bouillante. La première section, intitulée « Seul l’humain compte », retrace les années de formation de Germaine Richier à l’École des beaux-arts de Montpellier, dans l’atelier d’un ancien élève de Rodin puis dans celui de Bourdelle à Paris. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la jeune artiste fait beaucoup de portraits, pour la plupart décevants. Elle cherche à traduire l’intériorité du modèle tout en restant attachée à l’idée de la ressemblance physique (La Regodias [René Régodias], 1938). Elle travaille aussi le fragment et la structure dans la lignée de Rodin (Torse II, 1940). Il faut attendre les années 1940, traversées d’une vive inquiétude, pour que son traitement de la figure humaine s’échauffe. Les corps s’alourdissent, davantage ancrés dans la terre, à l’exemple du Crapaud (1940), une femme avançant agenouillée qui, de la main droite, saisit le bord du socle, prête à bondir, ou de L’Orage (1947-1948) et L’Ouragane (1948-1949), un homme (au visage informe) et une femme, géants et nus, qui incarnent, littéralement, les forces de la nature. Celle-ci prend alors une place prépondérante dans le travail de Germaine Richier, que donne à découvrir la deuxième section du parcours intitulée « Nature et Hybridation ».
Le croisement de la forme humaine avec des formes entomologiques (La Sauterelle, 1944; La Mante, 1946), arachnides (L’Araignée I, 1946), mammifères (La Chauve-souris, 1946) ou végétales (La Feuille, 1948) exprime l’intérêt que porte Germaine Richier à une nature souvent peu aimable, hérissée, raboteuse, filandreuse, ainsi qu’aux métamorphoses du vivant. Les changements d’échelle contribuent au phénomène d’hybridation comme le montrent les trois versions–grande, moyenne, petite – de La Sauterelle. Une vitrine est consacrée à l’exposition de l’artiste à la galerie Maeght, à Paris, en 1948, qui marque le début d’une large reconnaissance en France comme à l’étranger.
Une pause est ensuite proposée au visiteur. En l’espèce, une petite pièce aux murs peints en vert, dédiée à l’évocation des ateliers occupés par Germaine Richier, notamment au 36 de l’avenue de Châtillon à Paris, dans le 14e arrondissement. Dans une muséographie soignée sont présentés des outils, des squelettes d’animaux, des œuvres amies, des bois flottés, des céramiques, des carapaces, etc. qui autrefois accompagnaient l’artiste. En fond sonore, un entretien radiophonique réalisé par le critique Georges Charensol en 1955 fait entendre sa voix : « Pour retrouver des formes, c’est peut-être une prétention […] je pense qu’il fallait partir des racines des choses. Or, la racine, c’est la racine de l’arbre, c’est peut-être un membre d’un insecte. »
La fascination de la sculptrice pour les textes mythologiques et les légendes est grande, en témoignent plusieurs œuvres réunies dans la salle « Mythe et sacré » : Le Cheval à six têtes (1954-1956), tout droit sorti de l’Apocalypse, L’Ogre (1949), L’Hydre (1954-1955) et bien sûr Le Christ d’Assy (1950), que des traditionalistes parviendront à faire censurer. Là encore, l’artiste puise ses idées dans la nature ou l’objet trouvé, à l’exemple de La Spirale (1957), inspirée d’un coquillage poli par la mer, ou de L’Eau (1953-1954), sculpture imaginée à partir d’un fragment d’amphore.
EXPÉRIMENTATIONS STRUCTURELLES ET TECHNIQUES
Dans la cinquième section, « Dessiner l’espace », sont montrés la primauté de la structure et l’usage du vide chez Germaine Richier. Celle pour qui « la sculpture est un lieu » mène des recherches sur la triangulation. Dans ses sculptures à fils (Le Diabolo, 1950), elle joue avec l’espace et son déploiement, mais aussi avec l’idée du mouvement. Elle utilise ces mêmes réseaux de lignes dans les eaux-fortes exécu-tées après sa découverte du médium, qu’elle juge proche de la sculpture, auprès du graveur-imprimeur Roger Lacourière. Autoportraits, têtes, chauves-souris, nus, mains pareilles à des jardins montrent la capacité de l’artiste à adapter ses préoccupations sculpturales à l’échelle de la plaque à graver, avec une réussite particu-lièrement émouvante. Une vitrine rappelle l’importance de la rétros-pective organisée au musée national d’Art moderne en 1956, événement qui confirme le succès muséal et cri-tique qu’elle rencontre alors.
Le parcours s’achève par le chapitre « Matériaux et couleurs » portant sur les expérimentations qu’effectue Germaine Richier au cours des années 1950 : petites sculptures, réalisées à partir de chutes de cire (Guerrier no 5, 1953), de plomb parfois incrusté de verre (Plomb avec verre de couleur no 1, 1952), ou d’os de seiche (Seiche no 15 sur équerre, 1955), sans oublier les sculptures peintes, qui, si toutes témoignent d’une exploration sans cesse renouvelée des possibilités de son art, sont d’une qualité inégale. C’est peut-être cela, une rétrospective : montrer les accomplissements d’un(e) artiste sans en dissimuler les échecs. « Dans cette affaire de couleur, j’ai peut-être tort, j’ai peut-être raison. Je n’en sais rien », déclare-t-elle, pleine de doutes, quelques semaines avant de mourir.
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« Germaine Richier », 1er mars - 12 juin 2023, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.