Henri Cartier-Bresson était « l’œil du siècle ». L’exposition « Chronorama » au Palazzo Grassi, à Venise, pourrait s’intituler « Le siècle de l’œil ». « À l’occasion de l’acquisition d’une partie des archives de Condé Nast en 2021, nous avons décidé d’organiser cette exposition inaugurale afin de montrer la collection. À travers l’histoire de la photographie, c’est aussi celle du XXe siècle », résume Matthieu Humery, son commissaire. La présentation de cet exceptionnel fonds de quelque 400 photographies et illustrations, par ordre chronologique, suivant un découpage par décennie, est une véritable machine à remonter le temps. Photos de mode, reportages, portraits d’anonymes ou de célébrités... la plupart de ces clichés originaux, depuis les années 1910 jusqu’à 1979, ont été commandés par des éditeurs en vue d’être publiés dans les pages des prestigieux magazines du groupe de presse américain : Vanity Fair, GQ, House & Garden, Mademoiselle, Glamour ou Vogue.
Cet âge d’or de la photographie réserve moult découvertes. Passées les délicates illustrations en couleur des débuts, les premiers tirages célèbrent la « Femme nouvelle », dont la garde-robe est révolutionnée par le couturier parisien Paul Poiret, influencé par le travail de Léon Bakst pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev. Un « chic intangible », très au goût des éditeurs, qui se veulent à la pointe des bouleversements de l’époque. Cependant pas jusqu’à publier cet étonnant portrait de Mary Walker, la première femme à porter des pantalons en public (vers 1911) par Paul Thompson. Une audace qui valut à l’héroïne féministe d’être arrêtée. En 1914, Adolf de Meyer, passé maître dans l’art d’immortaliser les élégantes pour Vogue et Vanity Fair, devient le premier photographe sous contrat de la jeune compagnie.
Avec les années 1920, les magazines documentent la Café society et la modernité des Années folles. Edward Steichen met en scène, tantôt dans une veine surréaliste, La mannequin Marion Morehouse et le personnage qui la poursuit portant des masques conçus par le designer W. T. Benda ; tantôt dans une esthétique Art déco, L’Oiseau dans l’espace, sculpture abstraite en bronze de Constantin Brancusi. George Hoyningen-Huene capture le sourire et les accroche-cœurs de Joséphine Baker ; Maurice Goldberg, le regard de l’actrice Gloria Swanson. Le compositeur Igor Stravinsky côtoie les acteurs Douglas Fairbanks et Charlie Chaplin, l’écrivain Aldous Huxley, le peintre Fernand Léger ou encore le physicien Albert Einstein. À nouveaux usages, nouveaux atours. La « tenue de voyage idéale » consacre l’ère des yachts et paquebots luxueux, réservés à une élite, et l’avènement de l’automobile. Les silhouettes androgynes et sportives des garçonnes remisent au placard les toilettes corsetées de leurs aînées. « Une robe faite correctement devrait permettre de marcher, de danser, même de monter à cheval », déclare alors Coco Chanel. Un glamour synonyme de mouvement, de liberté, capté par l’objectif des photographes de Condé Nast. L’élégance masculine n’est pas en reste, à New York comme à Paris, du peintre Foujita à Montparnasse au célèbre portrait de l’auteur d’Ulysse, James Joyce, le visage barré d’un cache-œil par Berenice Abbott.
L’IMAGE PARFAITE EN STUDIO
« Pionnier de l’utilisation de la photographie en couleurs dans les magazines dès les années 1930, mais aussi dans son approche de la publicité, Condé Nast révolutionne à plusieurs égards la presse internationale, écrivent Matthieu Humery et Andrew Cowan en introduction au catalogue. L’étroite collaboration avec les artistes de son époque, qu’il instaure dès les balbutiements de son empire, fait partie intégrante de l’identité du groupe et permet de voir émerger certains des plus grands talents du XXe siècle. »
Après l’influence du cinéma muet dans les attitudes ou de l’expressionnisme dans les contrastes, les années 1930 inventent l’image parfaite réalisée en studio. Le ton est donné par les mises en scène sophistiquées de Cecil Beaton ou la touche de velours de Horst P. Horst. Edward Weston saisit le regard fixe derrière ses besicles de l’artiste José Clemente Orozco ; Alexander Calder anime son petit cirque magique à Paris ; Henri Matisse apparaît en ombres chinoises dans sa volière de l’hôtel Regina, à Nice ; Greta Garbo, Marlene Dietrich ou Joan Crawford sont d’éternelles déesses sur papier glacé.
Une page se tourne après-guerre. Robert Doisneau va à la rencontre de jeunes résistants près des barricades du boulevard Saint-Michel, à Paris. Lee Miller, qui fascina Man Ray, photographie des G.I. jouant au baseball sur les pelouses de l’esplanade des Invalides. Magistral, Irving Penn immortalise le couple Cartier-Bresson. C’est aussi le début de sa série de portraits iconiques : Salvador Dalí et Gala, Le Corbusier...
UN DÉFILÉ DE STARS
Alexander Liberman, entré chez Condé Nast en 1941, définit pour une grande part la ligne photographique de Vogue la décennie suivante. Ancien directeur artistique du magazine Vu à Paris, proche de Brassaï et d’André Kertész, il a fui la France peu avant l’invasion allemande. En 1959, ses photographies d’après-guerre de Georges Braque, Marc Chagall, Pablo Picasso ou Marcel Duchamp sont présentées dans une exposition au Museum of Modern Art (MoMA), à New York, avant la publication de son livre Maîtres et ateliers, l’année suivante. L’une des photographies de ce chapitre, signée Erwin Blumenfeld, étonne et amuse : Le Couple d’acteurs Rex Harrison et Lilli Palmer en surimpression dans les yeux d’un chat siamois. Les stars défilent : Marlon Brando ténébreux, Orson Welles cigare aux lèvres, Ernest Hemingway à Cuba, Jackson Pollock en plein dripping, Francis Bacon posant torse nu entre deux carcasses de viande...
À mesure que les décennies se rapprochent, les images semblent plus familières, donnant à voir des visages contemporains. Dans les années 1960, Marcello Mastroianni, Federico Fellini et Giulietta Masina, Jeanne Moreau, les Beatles, Mick Jagger, Jane Birkin, James Baldwin, Jean-Luc Godard, Leonard Cohen, John Chamberlain ou Paula Cooper, seule femme sur un portrait de groupe de jeunes marchands d’art new-yorkais. Les corps se dénudent, la mode se fait plus expérimentale, comme sur cette image de David Bailey d’une Mannequin en robe nuptiale Balenciaga – Sigmund Freud aurait apprécié.
Ultime chapitre de l’exposition, les années 1970 se révèlent foisonnantes et rebelles. La libération sexuelle est passée par là, de même que le mouvement américain des droits civiques. Les créatures de Helmut Newton voisinent avec une jeune Barbara Hendricks et Duke Ellington. Une prise de vue de Duane Michals rassemble l’avant-garde new-yorkaise : Andy Warhol, Philip Glass, Stephen Shore, Steve Reich, Trisha Brown, Nancy Graves, Vito Acconci... De nouvelles signatures apparaissent, d’Oliviero Toscani à Guy Bourdin. Parmi toutes ces photographies, une image en fin de parcours laisse songeur. Le regard de Richard Avedon dans l’objectif d’Irving Penn. Deux géants, qui doivent pour beaucoup leur reconnaissance aux commandes des magazines. Une époque révolue ?
« Chronorama. Trésors photographiques du XXe siècle »,
12 mars 2023-7 janvier 2024, Palazzo Grassi, Campo San Samuele 3231, Venise, Italie.