On peut être « Immortel » et garder l’âme d’un galopin. Élu en 2013 à l’Académie française, Dany Laferrière, écrivain d’origine canadienne et haïtienne qui fête ses 70 ans le 13 avril, confie réaliser en douce des « gribouillis de luxe » lors de la lecture du procès-verbal de la séance précédente. « Les premiers étaient très rudimentaires, se souvient celui qui occupe le fauteuil numéro 2 à l’Institut de France. Aujourd’hui, j’y vois un petit quelque chose, alors je n’ose plus les jeter. » Si le chemin vers l’Académie des beaux-arts semble encore long, Dany Laferrière s’entraîne. Quand il dédicace ses ouvrages en librairie, dont le dernier s’intitule Petit Traité du racisme en Amérique (Grasset), le romancier alterne souvent trois dessins qui n’ont rien à voir avec des barbouillages : une fleur, une maison et une tasse de café. « La fleur représente celle qui a résisté au tremblement de terre de Port-au-Prince [Haïti] que j’ai vécu le 12 janvier 2010, rappelle-t-il. La maison, c’est celle qui s’est effondrée lors du séisme. La tasse de café remonte à mon enfance et à ma grand-mère qui buvait du café et en offrait aux passants pour partager une conversation. »
Dany Laferrière le reconnaît volontiers : il ne sait pas dessiner. C’est justement la spontanéité enfantine de ces esquisses qui en font tout l’intérêt. L’exposition « Gribouillages/ Scarabocchio. De Léonard de Vinci à Cy Twombly », présentée jusqu’au 30 avril à l’École des beaux-arts de Paris, nous rappelle les vertus de la divagation graphique. Le romancier peut toujours se remémorer cette célèbre phrase de Pablo Picasso : « Quand j’étais enfant, je dessinais comme Raphaël, mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant. »
DE LA PLUME AU PINCEAU
Dany Laferrière a enchaîné de nombreux petits boulots avant d’apparaître sur les radars de la littérature francophone en 1985 avec la parution de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (Zulma, 2020), une satire féroce des stéréotypes et des clichés racistes, tapée sur une Remington 22. Depuis, cet écrivain sans frontières (Haïti, Montréal, Miami, Paris)n’a plus quitté le champ de la littérature. Enfin, presque. En 2018, il signe à main nue son premier roman dessiné : Autoportrait de Paris avec chat (Grasset). Après tout, comme le remarquait Jean Cocteau, l’écriture n’est que du dessin organisé. Le texte intégralement manuscrit est entremêlé de dessins vifs aux traits directs et chatoyants. « Le tremblement de terre d’Haïti et mon élection à l’Académie française avaient été deux très fortes émotions. La première, collective et malheureuse, la seconde, individuelle et heureuse. Toutes deux m’avaient épuisé. Je ne parvenais plus à écrire. Alors je me suis mis à dessiner. Et la meilleure façon de goûter ce plaisir le plus longtemps possible était de faire un livre. J’ai pris un sujet extrêmement simple: décrire l’environnement dans lequel je me trouvais. » Armé de ses crayons, l’écrivain, qui venait de s’installer à Paris, raconte son quotidien : son quartier, les abords populaires de la gare de l’Est, les rives du canal Saint-Martin, le 6e arrondissement de ses éditeurs.
Avec une grande liberté graphique et en autodidacte, Dany Laferrière devient romancier-dessinateur. « J’avais acheté des feutres et du papier bon marché dans un magasin à Montréal où tout était vendu à 1 dollar. Je voulais vérifier si l’on pouvait produire un art riche avec des ingrédients très pauvres. » L’exercice lui plaît. Il a depuis publié quatre romans dessinés : Vers d’autres rives (L’Aube, 2019), L’exil vaut le voyage (Grasset, 2020), Sur la route avec Bashô (Grasset, 2021) et Dans la splendeur de la nuit (Points, 2022). Excepté l’utilisation de l’encre, du vernis à ongles ou d’un pinceau, on note peu d’évolution dans sa technique. « Ma conception de l’art, c’est la roue. Elle doit tourner sur elle-même pour avancer », revendique-t-il. « Obsédé par le présent de l’indicatif », il considère le dessin comme la meilleure des grammaires. « En littérature, il faut tout construire. Elle est proche en cela de la cuisine. Il faut faire les courses, mettre les ingrédients sur le feu, composer avec les épices… À la différence de l’écriture, en peinture, les couleurs sont déjà là. Pas besoin de fabriquer le jaune. On peut appliquer une couleur sur le papier sans y penser. C’est un alphabet plus direct. Cela ne veut pas dire que c’est plus facile. »
Ce rapport à l’instant est aussi la source de son intérêt pour la comète Jean-Michel Basquiat, qui « visite » régulièrement ses ouvrages. « Je retrouve chez lui ce présent de l’indicatif, très chaud, qui vous brûle les mains. Quand on voit l’un de ses tableaux, on connaît Basquiat. Une seule de ses toiles suffit pour nous le rendre intime. Il y a une évidence chez lui. »
VERS UNE ÉCRITURE PRIMITIVE
Les romans de Dany Laferrière manifestent l’admiration de l’auteur pour la peinture. Son premier choc esthétique remonte à son adolescence à Haïti lorsqu’il se rend pour la première fois au musée d’Art haïtien du collège Saint-Pierre à Port-au-Prince, inauguré en 1972. « Je suis entré dans le bâtiment. J’étais le seul visiteur ce jour-là. Le directeur, qui était un ami d’enfance de ma mère, m’a accompagné dans les salles et m’a fait découvrir les toiles des peintres primitifs haïtiens. Certaines sont restées dans ma mémoire. J’en ai reproduit et interprété quelques-unes dans mon livre Vers d’autres rives. J’ai surtout découvert, pendant cette visite, que l’on pouvait s’exprimer par les formes et par les couleurs et dire ce que
l’on ressent, quelle que soit sa place dans la société, quelle que soit sa formation intellectuelle. Certains de ces artistes pratiquaient le vaudou, un art du mystère et de mystique qui leur ouvrait le monde de l’invisible. André Breton a vu cela quand il est venu en 1945 à Haïti; André Malraux également, trente ans plus tard, lors de son voyage en 1976. Il a dit à propos des Haïtiens : “C’est un peuple qui peint.” Ces artistes m’ont permis de comprendre que l’on ne s’exprime pas seulement avec l’alphabet. »
Jeune journaliste au Petit samedi soir, Dany Laferrière est d’ailleurs présent lorsque André Malraux découvre sur l’île la peinture de la communauté rurale du Mouvement Saint-Soleil, dont il fera l’éloge dans son livre L’Intemporel (Gallimard, 1976). L’écriture de Dany Laferrière rejoint cet art primitif. « Mon rêve est d’écrire, comme ces peintres, quelque chose de si présent, de si direct, que le lecteur n’arrive pas à l’éviter, comme un coup de poing au plexus. Mettre des sensations, des émotions, des couleurs qui annulent son esprit critique pour qu’il se retrouve dans un autre monde. » Chroniqueur au quotidien national haïtien Le Nouvelliste, Dany Laferrière a pendant un temps brossé le portrait de cette vague d’artistes locaux qui ont atteint une notoriété internationale. « Je me souviens de l’amitié de Rigaud Benoit, des peintures d’Hector Hyppolite et de Wilson Bigaud. Ce dernier continuait à vendre des poules sur le marché alors que ses œuvres étaient exposées au MoMA [Museum of Modern Art], à New York ! »
Dany Laferrière a déjà décliné la proposition littéraire consistant à raconter une nuit dans un musée. « Je peux prendre une fleur, mais je ne sais pas faire dans une forêt, c’est trop », répond-il dans une jolie formule. Parmi les fleurs qu’il apprécie, citons toutefois le Pierrot d’Antoine Watteau, conservé au musée du Louvre, à Paris, et qu’il évoque dans L’Art presque perdu de ne rien faire (Boréal, 2011). « Au retour d’Haïti, après le tremblement de terre, cet événement terrifiant, on m’a proposé de visiter le musée un jour de fermeture. On m’a demandé quel tableau je voulais voir. Je me suis rappelé l’émotion qu’avait provoquée en moi cette toile lors de ma première venue au Louvre en 1984. Ce Pierrot semble flotter, imperméable aux railleurs. Mais j’ai découvert qu’une autre figure était aussi importante que le personnage central, celle de l’âne en bas qui nous regarde droit dans les yeux. J’ai été très intimidé par ce contact, au point de penser que l’animal était en réalité Watteau nous fixant. »
-
Dany Laferrière, Petit Traité du racisme en Amérique, 2023, Paris, Grasset, 256 pages, 20,90 euros.