C’est une page singulière dans l’histoire de l’art du XXe siècle que retrace, ce printemps, la Fondation Louis-Vuitton : le pas de deux artistique et amical accompli par Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat. Cinq ans après le succès de l’exposition consacrée à ce dernier, l’institution du bois de Boulogne explore cette fois la courte mais fertile période qui vit le pape du pop art et le « Radiant Child » travailler à quatre mains, de 1984 à 1985. Au cœur de l’accrochage, près de quatre-vingts toiles signées en duo, complétées d’œuvres réalisées par chacun des deux, mais aussi par d’autres artistes de la scène newyorkaise des années 1980.
PORTRAIT CONTRE PORTRAIT
Au départ, l’histoire a tout l’air d’un mariage arrangé. Certes, « Basquiat est fan de Warhol depuis qu’il est adolescent. Il tente à plusieurs reprises de le rencontrer, lui court après dans la rue, une autre fois tente de lui vendre certaines de ses œuvres dans un restaurant où Warhol se trouve… enfin réussit à se faire inviter à la Factory », explique Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis-Vuitton et commissaire associé de l’exposition, aux côtés de Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer. Mais la rencontre officielle a lieu en octobre 1982 par l’entremise du Suisse Bruno Bischofberger, marchand des deux artistes et prêteur, ici, de trente-huit œuvres de sa collection. Warhol se montre d’abord sceptique. « [Il] m’a demandé : “Penses-tu vraiment que Basquiat soit un artiste si important ?” et j’ai répondu : Oui, sûrement” », rapporte Bruno Bischofberger dans le catalogue de l’exposition. Warhol est alors sans doute encouragé par celui qui est devenu son marchand principal en 1968 et qui a reçu un droit de premier regard sur sa production, avec option prioritaire d’achat. L’idée de Bischofberger ? Demander à Warhol de réaliser un portrait de Basquiat. L’artiste pop se prend au jeu et mitraille le jeune homme avec son légendaire Polaroid. Et inversement. Puis Basquiat s’éclipse, pendant que Warhol et son marchand déjeunent à la Factory. Deux heures plus tard, surprise : l’assistant de Basquiat leur apporte, tout frais, un portrait des deux artistes intitulé Dos Cabezas, de 1,50 mètre de côté, peint d’après l’une des photos. Warhol est bluffé par la rapidité d’exécution de Basquiat ! Il va lui rendre la pareille, réalisant plusieurs portraits de l’étoile montante qui, en retour, le représente notamment sous la forme d’une banane en 1984.
À SIX, PUIS QUATRE MAINS
Fin de l’acte I. Bischofberger n’en reste pas là. L’homme avisé qui a incité Warhol à faire des portraits sérigraphiques de commande à la chaîne pour s’assurer des revenus réguliers propose à Basquiat de créer des œuvres à quatre mains avec son aîné. Ensemble, ils décident de s’adjoindre la collaboration de l’artiste Francesco Clemente, qui fait aussi partie de l’écurie de Bischofberger et travaille dans le même quartier que Basquiat à Manhattan. « Le principe était celui du cadavre exquis des surréalistes, raconte aujourd’hui Bischofberger. Les artistes travaillaient selon des règles que j’avais fixées, chacun intervenait à tour de rôle, sans concertation avec les autres. » Une quinzaine d’œuvres naissent de cette collaboration, que Bischofberger expose dans sa galerie à Zurich. Fin de l’acte II.
Au printemps 1985, Bischofberger se rend à New York pour voir Warhol. Il découvre alors qu’avec Basquiat, cette fois sans Clemente, l’artiste a réalisé de nombreuses œuvres, parfois monumentales ! Il en achète vingt-six, parmi lesquelles il en choisit seize qu’il expose à la Tony Shafrazi Gallery, à Manhattan. Les critiques sont mitigées, le New York Times parlant de « manipulations de la part de Warhol, qui ferait de Basquiat sa mascotte », relate aujourd’hui Bischofberger.
« Or, Warhol s’est en réalité donné beaucoup de mal pour ces œuvres,
il s’est même remis à peindre à la main », souligne le marchand. Vexé et déçu, Basquiat prend alors ses distances. Fin de l’aventure. Avec le recul, il est probable qu’au-delà de l’amitié créatrice, chacun des deux y ait aussi vu son propre intérêt. « Quand Warhol rencontre Basquiat, il est l’artiste blanc phare des années 1960, qui entre dans la période charnière de l’ère digitale, après avoir vu arriver l’art conceptuel. Il est une vedette qui passe à la télévision, incarne la jetset, mais qui, dans les années 1980, veut reprendre contact avec la jeune scène, notamment à travers Basquiat », note Olivier Michelon.
De son côté, Basquiat n’est déjà plus un total inconnu. Il vient, en particulier, de participer – en 1983 – à la Biennale du Whitney Museum of American Art, à New York, a exposé à la Annina Nosei Gallery à Manhattan… « Warhol a souvent fait des collaborations mais, pour la première fois, quelqu’un signait avec lui », souligne Olivier Michelon.
UNE IMBRICATION MULTIPLE
Dans cette « complicité entre joute et jeu », comme le résume joliment Suzanne Pagé, la directrice artistique de la Fondation Louis-Vuitton,
règne une certaine liberté teintée d’humour. Dans un premier temps, Basquiat peint sur un dessin ou une sérigraphie de Warhol ; ensuite,
« cela se complique », résume Olivier Michelon. Parfois, Basquiat utilise
la sérigraphie et Warhol peint. Si le second, en effet, se remet à peindre comme à ses débuts, le premier, dans l’atelier de Warhol, change d’échelle. Basquiat « attaque » le système de Warhol, ses signes, avant que, souvent, Warhol ne finisse par revenir dessus. L’intrusion toute symbolique du jeune artiste noir passé par la rue et le graffiti (mais issu de la petite bourgeoisie) dans la très blanche Factory se poursuit sur la toile. Basquiat chahute les clichés de la société de consommation, les slogans publicitaires de l’Amérique Wasp [White Anglo-Saxon Protestant] apposés par Warhol, esquisse un serveur noir près du logo de la compagnie General Electric (General Electric With Waiter). Le rappel du racisme subi par les Noirs imprègne maints tableaux, tels que Taxi, 45th/Broadway, souvenir d’un jour où un chauffeur de taxi refusa de prendre l’artiste, ou Felix the Cat, parmi leurs œuvres les plus imbriquées. Si quelques toiles ont déjà été montrées dans l’exposition « Jean-Michel Basquiat » de 2018, beaucoup de leurs collaborations sont restées dans des collections privées depuis leur création. Certaines, majeures, ont été très peu vues en Europe : ainsi en est-il deTen Punching Bags (Last Supper), spectaculaire installation de dix sacs de frappe suspendus sur lesquels, à côté du visage du Christ peint par Warhol, Basquiat a tracé le mot « juge » et dessiné sa fameuse couronne, ou d’African Masks, sorte de longue galerie croisant masques africains et figures blanches. Deux univers réunis sur la toile, amorce d’un monde qui change…
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« Basquiat x Warhol, à quatre mains », jusqu'au 28 août 2023, Fondation Louis-Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, 75016 Paris, fondationlouisvuitton.fr