Détailler les œuvres présentées dans la capitale roumaine au sein de l’exposition « Le Palais de mémoire. Focus sur la scène française avec le prix Marcel-Duchamp » soulève un fertile paradoxe : inscrites dans la plus franche des actualités, elles n’ont à l’évidence jamais cessé d’être hantées par le passé. Par la mise en dialogue d’esthétiques et de médiums variés, elles articulent des polarités complémentaires : le temps et la mémoire, vus comme Janus aux deux visages. Répondant à l’invite de l’Association pour la diffusion internationale de l’art français (Adiaf) – regroupement de collectionneurs privés œuvrant au rayonnement international de la scène artistique française et organisateur du prix Marcel-Duchamp –, la commissaire Daria de Beauvais convie dans l’espace labyrinthique du palais Dacia-Romania les contingences évanouies, soit tout ce qui côtoie de près la disjonction de l’oubli.
Fidèle à l’esprit de son intitulé, l’exposition, organisée à l’occasion de la 11e édition d’Art Safari en Roumanie, s’intéresse à ce qui fonde l’essentiel de la mémoire, à ses qualités ductiles et parfois cotonneuses, lesquelles pointent une temporalité autre, comme vertigineuse. « La “méthode des loci”, également appelée “palais de la mémoire”, est un moyen mnémotechnique pratiqué depuis l’Antiquité, explique la commissaire. Il est fondé sur la mémoire de lieux déjà connus, auxquels nous associons par divers moyens les nouveaux éléments que nous souhaitons mémoriser. Il apparaît comme un fil conducteur pouvant nous accompagner tout au long de notre existence, montrant que les racines de l’avenir se trouvent dans le passé. “Le Palais de mémoire” dévoile comment une sélection d’artistes contemporains s’empare du passé pour le réinterpréter, vers un avenir plein d’espoir. »
UN MOUVEMENT PERPÉTUEL
Dès l’entrée de la manifestation, laquelle s’organise subtilement en cinq sections, Daniel Dewar et Grégory Gicquel (lauréats 2012 du prix) convoquent des techniques porteuses de savoir-faire et de folklore, transmises de génération en génération. Leur meuble aux atours surréalistes réinterprètent la sculpture traditionnelle en bois perpétrée au fil des siècles. À ses côtés, prenant la forme d’arrêts sur images comme autant d’arrêts sur mémoire, la série de photographies de Mircea Cantor
(lauréat 2011) célèbre la transmission, rendant hommage aux mains de la grande artiste conceptuelle roumaine Greta Brătescu.
Partout, la dimension chronologique s’efface au profit d’une conception élargie, qui, cette fois, englobe aussi bien les cycles géologiques que les temporalités humaines, autorisant le déploiement d’une vie saisie dans l’histoire, dans le mouvement, d’une existence devenue trace. Inspirés des guerres chimiques livrées par les États-Unis au Vietnam, les dessins de Thu-Van Tran (nommée en 2018), patiemment réalisés au graphite et figurant nuages et nuées ardentes, semblent de prime abord louer le règne des puissances élémentaires. Cernés d’ombres vibratoires, ils s’avèrent cependant modulés à la lumière de données politiques, revisitant les blessures de l’histoire dont l’artiste propose une lecture esthétique. «Le futur ne cesse de se répéter, inséparable du passé…» indique la lumière bleutée du néon d’Enrique Ramírez (nommé en 2020).
FOSSILES ET REVENANTS
Non loin, le passage des époques paraît se pétrifier dans la roche et dans les sédiments. Time Capsules de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (lauréats 2017) prend la forme de carottes archéologiques réalisées à Paris, dont les souvenirs enfouis semblent se compresser dans ces restes d’architectures et ces morceaux de pierre brisés. Le modèle de la coupe géologique ici convoqué permet au regard d’éprouver toute la consistance des strates accumulées. Les figures du passé, du présent et de l’avenir s’y mêlent insensiblement, et de ce processus se dévoile une vision cyclique. Car la force de cet accrochage thématique réside dans le regard transversal qu’il propose : procédant par échos, mises en miroir et par impressions de déjà-vu, il se poursuit par l’évocation d’une poétique de l’absence, incarnée par la figure du fantôme.
Dans une telle optique, les dessins dépeuplés de Tatiana Trouvé (lau-réate 2007) pointent vers ce qui ne saurait se donner comme présence pleine. Aux côtés des sculptures en bronze, comme fossilisées, de Katinka Bock (nommée en 2019), ils en appellent à une esthétique du spectral.
D’autres artistes revisitent l’histoire culturelle occidentale, à l’exemple de Farah Atassi (nommée en 2013), dont les toiles vives renvoient à la peinture du XXe siècle, ou de Clément Cogitore (lauréat 2018), dont la réinterprétation des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau avec des danseurs de krump permet à cet opéra-ballet du XVIIie siècle d’entrer dans un nouvel espace urbain et politique. Michel Blazy (nommé en 2008) encourage pour sa part le temps à faire son œuvre, permettant à des plantes de se développer librement hors-sol et de garder intacte leur mémoire toujours vive.
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« Le Palais de mémoire. Focus sur la scène française avec le prix
Marcel-Duchamp », 10 février-14 mai 2023, palais Dacia-Romania,
18-20 Lipscani, secteur 3, Bucarest, Roumanie.