Cette exposition s’annonce comme un véritable hommage à Michel Laclotte [1929-2021], dont vous étiez l’un des émules.
« Le plus beau tableau du monde, avait-il coutume de dire, était un Bellini. » Je ne suis pas certain qu’il m’ait jamais précisé de quelle œuvre il s’agissait ! Lors de son départ du musée du Louvre, Michel Laclotte avait prévu d’écrire une monographie sur Giovanni Bellini [vers 1425-1516]; il avait même signé un contrat avec un éditeur. Son intérêt pour le peintre était double : d’abord celui du connoisseur passionné par des questions d’attribution, de datation et d’évolution stylistique – une microhistoire de l’art qui est le socle de tout. Et Dieu sait que, sur Bellini, les spécialistes se querellent encore ! D’autre part, Laclotte voyait Bellini comme le mentor de Titien et le père de l’école vénitienne tout entière, cette ode à ce qu’il appelait la « peinture-peinture », un art libéré du dessin et qui trouve ses prolongements jusque dans l’impressionnisme. Un pont entre le musée du Louvre et le musée d’Orsay en quelque sorte.
Nous avons souvent échangé autour du premier article écrit par son maître et modèle Roberto Longhi, qui soutenait en 1914 que Bellini avait acquis son style lumineux de Piero della Francesca. C’est l’une des grandes thèses de Longhi, défendue aujourd’hui encore par de nombreux spécialistes. Or c’est, selon moi, un anachronisme de penser que Bellini ait pu se nourrir de Piero della Francesca; c’est la raison pour laquelle aucune œuvre de celui-ci ne figure dans l’exposition du musée Jacquemart-André. Laclotte était un inconditionnel de Longhi, mais il voyait plutôt avec humour mes critiques à la doxa longhienne –qui aime bien châtie bien !
Les espaces de la Gemäldegalerie, à Berlin, dédiées à la Renaissance italienne, sont fermés ce printemps pour travaux, ce qui a permis de créer un partenariat de choix pour le musée Jacquemart-André.
Mais aussi pour Berlin, car ce partenariat nous offre la possibilité de restaurer La Lamentation sur le Christ mort, un chef-d’œuvre absolu de l’un des élèves les plus attachants de Giovanni Bellini, Vittore Carpaccio. Depuis quelques années, le musée Jacquemart-André désirait consacrer une exposition au peintre vénitien. Pour ma part, après l’exposition « Mantegna and Bellini: Masters of the Renaissance » [National Gallery, à Londres, et Gemäldegalerie, à Berlin, entre2018 et 2019] que j’avais co-organisée, j’avais le souhait d’approfondir le sujet. Dès 2008, la vaste rétrospective « Giovanni Bellini » aux Scuderie del Quirinale, à Rome, m’avait un peu laissé sur ma faim. Devant ce grand nombre d’œuvres si différentes d’une décennie à l’autre, les visiteurs étaient amenés à penser que Bellini avait évolué seul, puisque presque aucune œuvre de ses contemporains n’était présentée. Or, ce n’est pas le cas, Bellini est l’artiste qui a le plus observé, emprunté, transformé et sublimé les sources visuelles de son temps. Son art ne peut être pleinement compris sans être mis en présence des modèles qui ont constamment nourri son inspiration. Et c’est tout le propos de l’exposition au musée Jacquemart-André.
La difficulté a été de jouer une véritable partie de dés, car Bellini s’est inspiré d’œuvres précises. Pour créer ces dialogues, nous devions obtenir les prêts de deux institu-tions différentes. Ainsi, nous avions
Le Christ mort soutenu par deux anges de Bellini (grâce au partenariat avec la Gemäldegalerie), mais il fallait être certain de pouvoir le présenter à côté du Christ mort d’Antonello da Messina conservé au Museo Correr [à Venise]… C’est une confrontation inédite entre deux créateurs alors très liés artistique-ment. Puis il y a les œuvres que l’on rêve d’exposer sans souvent y arriver, comme la Sainte Justine Borromée, rarement prêtée par la Fondazione Bagatti Valsecchi [à Milan].
C’est la première exposition sur Giovanni Bellini en France. Pourquoi une reconnaissance si tardive ?
Bellini était l’un des protagonistes de l’exposition « Le Siècle de Titien » au Grand Palais, à Paris, en 1993 – grâce à Michel Laclotte là encore. Il était aussi à l’honneur dans l’exposition « Mantegna », organisée par Giovanni Agosti et Dominique Thiébaut au musée du Louvre en 2008. Cependant, il occupait toujours un rôle de second plan, alors qu’il est véritablement le père de la peinture vénitienne. Il était temps de lui rendre hommage !
D’autant que la France conserve au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon un des derniers tableaux du peintre, La Dérision de Noé, toile sublime et dérangeante par bien des aspects. Son attribution a d’ailleurs été source d’interrogations jusqu’à ce que Roberto Longhi reconnaisse la main du maître en 1927, qualifiant l’œuvre de premier tableau de la peinture moderne. Outre le livre enluminé, conservé à la bibliothèque de l’Arsenal et première œuvre datable du peintre (1453), le beau retable (fragmentaire) au musée Jacquemart-André, un superbe dessin [au musée des Beaux-Arts] de Rennes, une grisaille d’atelier [au musée des Beaux-Arts] de Chambéry, et les œuvres du Louvre – bien que celles-ci ne soient malheureusement pas présentées dans l’exposition en raison d’un important projet avec le Museo nazio-nale di Capodimonte [à Naples]; mais nous exposons une splendide Madone de Jacopo Bellini, le père de Giovanni –, les collections privées françaises sont source de bien des découvertes. Preuve en est la réémergence récente de deux panneaux attribués à Giovanni Bellini, un Saint Étienne et un Saint Laurent, qui proviennent du même polyptyque que le Saint Antoine abbé et le Saint Évêque offerts en 1875 par [Guillaume Parissot], l’ancien directeur du grand magasin parisien La Belle Jardinière, à l’église du Pecq et déposés aujourd’hui au Louvre. Nous pensions les réunir, nous leur consacrons d’ailleurs plusieurs pages dans le catalogue, hélas, ce prêt n’a pas été possible… En France toujours, nous avons découvert, grâce à Pierre Curie, conservateur du musée Jacquemart-André, avec lequel j’assure le commissariat de l’exposition, deux Madones de Bellini d’une très grande qualité : l’une est totalement inédite, et l’autre n’a pas été vue depuis 1949 !
Après le Palazzo Strozzi, à Florence, puis la Gemäldegalerie, à Berlin, l’importante rétrospective consacrée à Donatello, dont vous êtes l’une des chevilles ouvrières, est présentée au Victoria and Albert Museum, à Londres, jusqu’au 11 juin 2023. Comment dès lors est-il possible de proposer deux œuvres de Donatello à Paris ?
À Londres est notamment exposée une Madone de Vérone provenant du Louvre. Or, il existe plusieurs exemplaires de cette composition qui fut fondamentale pour Bellini. Ainsi pouvons-nous montrer au musée Jacquemart-André la version de la collection Grimaldi Fava, à Cento [enItalie], qui est aussi magnifique. Dans l’église San Gaetano, à Padoue, une petite Lamentation en marbre m’avait toujours fasciné. Elle était jusqu’à présent considérée comme une œuvre d’atelier, mais le doute n’est plus permis désormais – il faut dire que les expositions florentine et berlinoise m’ont bien aidé à avoir Donatello encore plus « dans l’œil ». Le relief est présenté pour la première fois comme une œuvre du maître au musée Jacquemart-André.
Vous accordez une place centrale à la question du paysage.
Il y a deux évolutions marquantes dans les paysages du vieux Bellini : à partir des années 1480, Cima da Conegliano le pousse à une approche plus topographique de ses paysages; puis deux décennies plus tard, cette fois-ci grâce à Giorgione, il penche vers des vues plus « vaporeuses ».
Bellini n’a jamais quitté Venise, si ce n’est pour quelques brèves excursions à la campagne, dont l’une est documentée. Pourquoi donne-t-il dès lors une place si importante au paysage, alors qu’il n’a sous les yeux que la lagune ? Selon moi, il y a une analogie évidente avec les choix politiques de la République vénitienne, qui délaisse son emprise en Orient – l’une des causes de la chute de Byzance – afin de développer sa puissance militaire en Italie, au point qu’une ligue menée par l’empereur germanique et les rois de France et d’Espagne tentera bientôt d’y mettre un frein. Venise joue son destin italien au moment même où la peinture de Bellini met en lumière l’intérieur des terres. Il est donc impossible de considérer ses paysages ex nihilo. Ils cristallisent le dessin [dessein ? destin ? disegno ?] vénitien de l’époque.
C’est une approche inédite et éminemment politique de l’art de Bellini que vous proposez.
L’histoire de l’art est trop souvent confinée à ses propres horizons, alors que l’on oublie que les tableaux avaient d’autres implications. Quand Bellini voit le jour, Venise est l’un des centres du monde qui a le regard tourné vers l’Orient. Quand le peintre meurt, la ville est devenue italienne. C’est une affinité très belle, qu’une exposition se doit aussi de rappeler !
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« Giovanni Bellini, influences croisées», 3 mars-17 juillet 2023, musée Jacquemart-André, 158, rue du Delta, 75008 Paris.