Après un long parcours dans l’art contemporain – entre autres au Palais de Tokyo et au Jeu de Paume, à Paris, au sein de Platform, le réseau des Frac, ou dans les services culturels de l’ambassade de France aux États-Unis –, vous avez désormais une inclination pour le design. Pourquoi ?
Certes, j’ai plutôt un parcours dans l’art contemporain, mais l’art contemporain a ses limites. Avec le design, on traite les sujets davantage dans le réel, les projets sont plus concrets. Le design a une capacité transformatrice. Je m’y intéresse depuis longtemps. Lorsque j’étais responsable des arts visuels, à New York, j’en faisais la promotion aux États-Unis. Comparé à l’art contemporain, je trouve qu’il est institutionnellement peu soutenu en France. Il y a donc, à mon sens, un besoin. Je compte ainsi consacrer trois ou quatre expositions par an au travail de jeunes designers. Le premier sera Nathanaël Abeille.
Comment vous êtes-vous emparée du lieu ?
Cinq ans d’existence, c’est jeune. J’arrive dans une structure qui n’a pas d’histoire et où les outils de production existent. Je ne veux pas faire table rase, mais travailler avec l’existant, en l’occurrence trois ateliers : bois, verre et céramique. Nous sommes très liés aux savoir-faire, et le contexte actuel de crise climatique est une occasion de réorienter les recherches dans le champ du design. La Fondation doit mieux répondre aux enjeux de notre époque. Il y a beaucoup à inventer : donnons aux designers les moyens de le faire.
Vous avez opté pour le regenerative design ou « design régénératif ». De quoi s’agit-il ?
Le design régénératif est un champ de recherche émergent qui réunit plusieurs domaines : biodesign, écodesign, recyclage, upcycling, etc. La Charente est un territoire de vignobles, qui travaille sur le vivant. Les vignerons parlent de viticulture « régénérative ». Il s’agit, par exemple, de fertilisation organique ou de permaculture. Le but est d’œuvrer différemment avec l’environnement. L’entreprise Martell promeut ainsi l’« agroforesterie », dite aussi « couvert végétal », qui consiste à faire pousser des arbres hauts à côté des vignes en guise d’écrans protecteurs. Nous voulons soutenir toutes les pratiques qui permettront d’être plus vertueux. La Fondation doit être un outil de régénération par la création.
Pour œuvrer sur cette nouvelle thématique, vous êtes-vous entourée de personnalités qualifiées ?
Notre conseil d’administration invite déjà certains experts comme Jan Boelen, directeur artistique de l’Atelier Luma, à Arles, ou les commissaires d’exposition María Inés Rodríguez, Alexandra Cunningham et Aric Chen. Ensuite, j’ai rencontré l’Anglaise Jane Withers, commissaire générale de la Biennale de design de Ljubljana 2022, à propos du vernaculaire, ou le designer français Pablo Bras, co-commissaire de la participation française à la Triennale de Milan 2022, sur la question des énergies. J’ai également pris contact avec Fanny Legros [fondatrice de Karbone Prod, agence de conseil pour la production écores-ponsable des acteurs du monde de l’art] pour lancer une réflexion sur la scénographie durable.
Concrètement, comment comptez-vous opérer ?
Le premier projet sera une cartographie du territoire charentais. Quellegéologie ? Quelles plantes invasives ? Combien d’artisans ? Quels savoir-faire ? Quelles industries ? Quels déchets à employer ? J’avoue que l’exposition « Ressources » qui s’est tenue en 2022 au Pavillon de l’Arsenal, à Paris, m’a beaucoup inspirée. Quatre jeunes designers – Valentin Patis, Mathilde Pellé, Lola Carrel et Romain Guillet – mèneront l’enquête entre mars et juin 2023. Ils sont chapeautés par le designer Olivier Peyricot, qui sera le commissaire de l’exposition postrestitution, à partir de la fin juin. Nous voulons instaurer un dialogue à l’échelle du territoire. La Nouvelle-Aquitaine étant la région la plus étendue de France, nous travaillerons par cercles concentriques : d’abord Charente, puis Charente-Maritime, Limousin, etc. Les savoir-faire vernaculaires sont parfois figés. L’objectif est de chercher à mieux les utiliser, avec des outils de notre temps, et d’ouvrir de nouvelles pistes d’action.
Quel est votre budget et quels sont les autres chantiers à venir ?
Notre dotation est de 5 millions d’euros sur cinq ans, soit un million par an. D’autres chantiers sont, en effet, envisagés, comme la fabrication d’un nouveau mobilier en matériaux recyclés pour la Maison des résidents, une mission que j’ai confiée au designer Romain Guillet. Il y a également un travail à faire sur l’identité visuelle de la Fondation. Autant dans l’espace public, car nombre de gens ne savent pas encore ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment, qu’in situ, comme dans le hall d’entrée où la signalétique doit être repensée. Les clients du restaurant sur le toit-terrasse y montent directement en ascenseur sans savoir ce qu’il se passe dans les étages inférieurs. À « Fondation Martell », il nous faut aussi accoler un « sous-titre » qui nous identifie davantage. Pour l’heure, nous testons cette formule en anglais : « Designing the Future ».
Les résidences sont-elles appelées à évoluer ?
Auparavant, il y en avait dix par an, d’environ un mois chacune. Nous allons passer à vingt, d’une durée d’un à trois mois. En solo, en duo ou sous forme de collectif, et plus particulière-ment sur ce thème de la transition écologique, nous invitons des designers et des artistes, mais aussi des scientifiques ou des chercheurs, comme Anaïs Roesch, cheffe de projet au think tank The Shift Project. La bourse de résidence est de 1500euros par mois, auxquels s’ajoutent le logement, l’accès au restaurant d’entreprise etunaller-retourdepuisle lieude résidence, quel qu’il soit sur la planète. Le bud-get de production, lui, s’élève, en moyenne à 3000 euros. Nous réfléchissons à instaurer un temps de restitution des résidences ouvert au public local, qui en est friand.
Comptez-vous constituer une collection ?
La Fondation n’a pas vocation à créer une collection, plutôt des archives. Nous demandons au designer-résident de laisser une pièce de son choix, prototype ou même pièce cassée, qui sera une trace de sa recherche. Nous son-geons à matérialiser un espace qui soit à la fois bibliothèque et centre de documentation et d’archives.
Les ateliers sont-ils tous opérationnels ?
Oui, mais il y a encore des manques. Il nous faut aujourd’hui des outils plus précis, comme une coupe numérique ou une imprimante 3D. Une machine à imprimer nous avait été offerte jadis, mais elle n’a jamais servi. Or, nous pourrions avoir notre propre atelier de sérigraphie. Je prends conseil auprès de l’atelier d’imprimerie d’art Les Mains Sales, à Angoulême. Nous avons évoqué les plantes invasives : nous pourrions fabriquer notre propre papier. Avec l’école des beaux-arts de Limoges, nous travaillons déjà sur une encre végétale.
L’atelier verre n’est-il pas trop énergivore ?
Si, et il va falloir l’optimiser. Mais il permet aussi le mécénat de production : une œuvre d’Agata Ingarden pour le CAPC – musée d’art contemporain de Bordeaux et, prochainement, des pièces d’Hélène Bertin pour le Nouveau Printemps de Toulouse, d’Ittah Yoda pour le Centre international d’art et du paysage de Vassivière ou de Natsuko Uchino pour le château de Rochechouart. Nous sommes bien conscients que cette technique est énergivore, mais la question doit être posée dans sa globalité : combien la Fondation consomme-t-elle et comment peut-elle se décarboner ? L’objectif est d’atteindre ce but de manière créative par le biais du design. Nous avons invité la designer néerlandaise Marjan van Aubel, inventrice de panneaux solaires ultrafins, à créer un vrai signal sur notre bâtiment qui a une bonne prise au soleil, histoire d’incarner pleinement ce que l’on soutient.
Vous comptez aussi proposer un « espace de recyclage » pour le public...
Oui, ce que les Anglo-Saxons appellent upcycling station. La Réserve des arts créée en Île-de-France par Sylvie Bétard et Jeanne Granger, qui prône le remploi dans le secteur de la création artistique, m’a beaucoup inspirée. Au fil du temps, on a abandonné l’idée de faire avec ses mains, on a été conditionné pour consommer. Ici, le public pourra réapprendre à « faire ». L’enquête sur le territoire nous permettra de cartographier les ressources et les déchets qui pourront alimenter cette upcycling station. Apprendre à simplifier la matière est un défi !
Les expositions se focaliseront-elles aussi sur cette thématique de l’environnement ?
Une grande exposition thématique sera consacrée à des figures inspirantes qui ont un autre regard sur l’environnement. Fin octobre, nous présenterons JBBlunk (1926-2002), un artiste californien qui a beaucoup pratiqué la sculpture sur bois, mais également la céramique, pour créer à la fois des œuvres et des objets du quotidien. C’est aussi une manière de dire que l’art ne se trouve pas uniquement entre quatre murs blancs, mais peut être partout.
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Fondation d’entreprise Martell, 16, avenue Paul-Firino-Martell, 16100 Cognac.