Rodolphe Burger aime l’art de la diversion. Le 18 décembre 2022, quand 24 millions de Français vibraient devant la finale de la Coupe du monde opposant la France à l’Argentine, le musicien déambulait tranquillement dans l’exposition « Monet – Mitchell » à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris. « Habituellement, je ne suis pas très fan de ce genre de dialogue imposé, le regard est souvent trop dirigé», confie-t-il. Mais les grands panneaux du peintre français, délestés de leur cadre le temps de l’accrochage, ont conquis le visiteur du dimanche : «Cette absence produit un effet saisissant. C’est une expérience psychédélique. Et Joan Mitchell est une formidable coloriste. On sent qu’elle est au cœur de plusieurs tentations, entre une abstraction lyrique plutôt apaisée et des choses très ensauvagées.»
Le compositeur âgé de 65 ans est un habitué des musées et des centres d’art, où il intervient le plus souvent sur le terrain musical. Fidèle à sa vallée d’Alsace où il a transformé la ferme familiale en studio, cet aventurier du son n’a pas peur d’arpenter de nouveaux territoires. Titulaire d’un diplôme d’études approfondies (DEA ou master 2) en philosophie, matière qu’il a enseignée pendant sept ans, Rodolphe Burger a été le chanteur et guitariste du groupe de rock français Kat Onoma (1986- 2004) avant de collaborer avec Alain Bashung, Jeanne Balibar, Françoise Hardy, Erik Truffaz, Bertrand Belin, Moriarty ou encore Christophe. En compagnie de Mehdi Haddab (oud électrique) et Sofiane Saidi (voix, claviers, machines, basse), son projet actuel, baptisé Mademoiselle, qui paraît sur son label Dernière Bande, convoque le fantôme du rockeur franco-algérien Rachid Taha, disparu en 2018.
« LES CLOISONNEMENTS CULTURELS ME DÉSOLENT »
Curieux, Rodolphe Burger ne connaît pas de frontières. Il passe d’un projet à l’autre comme on joue à saute-moutons, toujours en mouvement. Il vient de signer un morceau pour accompagner la publication d’un ouvrage rassemblant les dessins d’Hugues Reip* et se produit avec des musiciens ouzbeks au musée du Louvre, à Paris, dans le cadre de l’exposition «Splendeurs des oasis d’Ouzbékistan* ». Dans la capitale, le musicien a également joué au musée de la Chasse et de la Nature, au musée des Arts et Métiers et au musée d’Art moderne. En septembre 2022, Jean-Charles Vergne, le directeur du Frac Auvergne, l’a invité à donner un concert à la Coopérative de Mai, à Clermont-Ferrand, puis à faire une lecture à l’occasion de la rétrospective consacrée à Charles Pollock. «[Celui-ci] a vécu les dernières années de sa vie à Paris. Je connaissais sa femme, Sylvia, et sa fille, Francesca, précise Rodolphe Burger. Au Frac, j’ai lu des extraits du livre de Francesca, Mon Pollock de père* , dans lequel elle raconte la découverte de l’œuvre de son père. Les Pollock étaient une fratrie, Charles étant l’aîné avec le rôle de mentor, et Jackson le petit dernier un peu fantasque. Quand l’Action Painting a explosé, l’œuvre abstraite de Charles est passée à la trappe.» L’idée de jouer dans une salle de rock à la demande d’un centre d’art a bien plu à l’Alsacien, qui aime les courts-circuits. «Les cloisonnements culturels me désolent.» Ceci vaut aussi bien en musique qu’en arts plastiques. En 2019, il signait la bande originale du film documentaire de Romain Goupil Hans Hartung, la fureur de peindre et donnait une performance musicale au musée d’Art moderne de Paris à l’occasion de la rétrospective du maître allemand de l’art abstrait. «C’était un vrai défi car, Hans Hartung n’écoutant que de la musique baroque, il était difficile de proposer autre chose que [Jean-Sébastien] Bach ou [Antonio] Vivaldi. Je me suis plongé dans ses archives et j’ai eu accès à ses disques.» Ironie de l’histoire, Hans Hartung est le premier contact du jeune Rodolphe Burger avec l’art moderne. « Lorsque j’étais en 5e au collège de Sainte-Marie-aux-Mines, se souvient le musicien, mon professeur de français, qui enseignait aussi la philosophie, nous a distribué, pour une expérience pédagogique, des reproductions de tableaux abstraits sur lesquels nous devions rédiger un texte. Je suis tombé sur une œuvre de Hans Hartung qui m’a inspiré. Je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit à ce propos, mais cet enseignant a identifié chez moi un appétit pour l’art. J’ai eu le privilège d’assister à ses cours du soir d’histoire de l’art réservés aux élèves de terminale : cubisme, surréalisme, esthétique industrielle… Il avait une immense collection de diapositives qu’il commentait de manière très fluide, une véritable pinacothèque. Cela a beaucoup compté pour moi.» « Avec mes copains, jeunes ados, poursuit-il, nous nous prenions pour des rockeurs. Nous avions aussi un petit journal qui parlait d’art, un club de peinture, nous organisions des expos… Certains se comparaient à [Vassily] Kandinsky. De mon côté, je faisais des sortes de tableaux-montages, des petites installations. J’avais volé la clé du garage et l’avais collée sur une balance de chimie. J’ai un peu connu ce plaisir de la création graphique. Aller acheter du matériel à la papeterie, de grandes feuilles, de la colle, etc. »
CONFLUENCE DES ARTS
Si Rodolphe Burger a depuis longtemps délaissé les crayons, il a conservé le goût du dessin. Son fils, passé par les Beaux-Arts, a transformé une partie du Klein Leberau Studio, à Sainte-Marie-aux-Mines, en atelier de sérigraphie. « C’est une grande maison avec de vastes pièces. Il manquait un endroit pour s’isoler. J’ai donc chargé l’architecte et musicien Stephan Zimmerli [lire The Art Newspaper Édition française de juin 2022], membre du groupe Moriarty, de dessiner une cabine de concentration, un lieu de réflexion intellectuelle à la manière du studiolo de la Renaissance italienne. » La fabrication d’un second studio a été confiée à Antoine Rocca, lui aussi architecte musicien, et frère cadet de Rodolphe Burger, à la tête d’une entreprise de construction de maisons en bois. Ces lieux sont destinés aux musiciens autant qu’aux écrivains et aux dessinateurs. Le studio est un joyeux capharnaüm où les livres d’art débordent des étagères. Il a récemment accueilli une résidence conjointe du groupe belge de hip-hop Choolers Division, composé de deux chanteurs atteints de déficience mentale, et de la formation locale Sonnenblume, qui compte dans ses rangs un autiste et un schizophrène. Ce projet musical, qui cousine avec l’art brut, a reçu le soutien du collectionneur Antoine de Galbert. Rodolphe Burger est lui-même passionné d’art brut et ne manque jamais de visiter la galerie Christian Berst lorsqu’il vient à Paris. En matière d’art, l’homme est fidèle à ses amitiés. Il apprécie le travail du plasticien italien Salvatore Puglia, dont les œuvres ont servi de base aux pochettes de Kat Onoma. « Je l’ai rencontré à Rome à la fin des années 1970, juste avant qu’il ne quitte l’Italie. Il était historien, il est devenu artiste. Je pense que j’ai organisé sa première exposition en France, à Strasbourg. Il mobilise différentes strates de l’histoire. C’est passionnant.» Salvatore Puglia a été le premier artiste invité en résidence au Festival C’est dans la Vallée, programmé par le compositeur tous les deux ans depuis 2001 à Sainte-Marie-aux-Mines. Le suivant a été Grégoire Hespel, un peintre figuratif. «Sa peinture à l’ancienne est pour moi totalement contemporaine. Comme chez [Gustave] Courbet, face à ses toiles, je ressens le bonheur de peindre. Il y a une délectation de la couleur, de la matière. C’est un bonheur pour l’œil, un plaisir visuel pur. » Dans les années 2000, Rodolphe Burger a fait partie pendant trois ans du comité d’acquisition du Frac Alsace. Il s’y est fait quelques amis, dont Olivier Kaeser [lire The Art Newspaper Édition française de novembre 2022], longtemps directeur du Centre culturel suisse, à Paris. « J’ai découvert grâce à lui le travail des Suisses Gerda Steiner et Jörg Lenzlinger, que j’ai invités en Alsace. » Internationalement reconnu depuis son installation Giardino calante à la Biennale de Venise en 2003, le couple s’est vu confier les clés de l’ancienne mine d’argent Gabe-Gottes à Sainte-Marie-aux-Mines. Le Jardin de Lune, leur installation organique et fantastique créée en 2007, a redonné des couleurs à la cité sinistrée par la désindustrialisation. La prochaine édition de C’est dans la Vallée se déroulera à l’automne 2023. Une nouvelle occasion de faire affluer artistes et musiciens.
*Voir Hugues Reip, Rodolphe Burger et Vinciane Despret, Wonderama, Paris, Éditions Macula, 2022.
*«Planétarium Ouzbek», 10 février 2023, auditorium Michel-Laclotte, musée du Louvre, Paris.
*Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2022.
-
Rodolphe Burger, Mehdi Haddab et Sofiane Saidi, Mademoiselle, 2023, Dernière Bande/[PIAS]