Vous avez créé l’association Art of Change 21 en 2014. Pouvez-vous nous la présenter ?
Art of Change 21 est une association spécialisée dans le lien entre l’art contemporain et les grands enjeux environnementaux. Nous accélérons le dialogue entre ces deux univers en réfléchissant à ce que l’environnement peut apporter à la culture, et vice versa. On parle de transition écologique, mais ne peut-on pas parler de transition culturelle ? Lorsque l’on change d’énergie, ne change-t-on pas aussi de société? L’art ne pourrait-il pas préfigurer des visions du monde différentes ? Je pense à l’artiste argentin militant Tomás Saraceno qui, avec le projet Aerocene1 et la communauté qu’il fédère, est un grand dessinateur d’une utopie postfossile.
Vous organisez des expositions, des performances et menez notamment des actions pendant les COP (Conférence des Parties). Vous avez également lancé le projet participatif international Maskbook, ainsi que le média Impact Art News. En 2021, vous avez remis à vingt et un artistes engagés dans l’environnement le prix Planète Art solidaire, d’une dotation de 42000 euros. L’année suivante vous avez créé le prix Art Éco-Conception. Quels sont ses enjeux ?
Les entités culturelles sont focalisées sur leur bilan carbone, mais ce n’est pas suffisant. L’écoconception va bien plus loin, incluant dans son analyse la biodiversité, la raréfaction des ressources, l’écotoxicologie… C’est tout le cycle de vie d’un objet ou d’un projet qui est pris en compte. L’écoconception peut aider la culture à réduire son impact environnemental. Néanmoins, aujourd’hui, bien que des informations circulent, un artiste voulant mieux connaître et maîtriser l’impact environnemental de son travail demeure isolé et manque d’outils. Avec ce prix, nous entendons accompagner les artistes vers une approche écoconçue de leur travail, en leur mettant à disposition l’élite technique et scientifique en matière de calcul environnemental.
Quelle forme prendra cet accompagnement ?
Il aura lieu sur trois jours et comprendra plusieurs niveaux : une méthodologie de l’écoconception et son application, un zoom sur les outils et techniques alternatives, des interventions extérieures, ainsi qu’une visite du Palais de Tokyo, à Paris, par la directrice de la production qui partagera ses contraintes et marges de manœuvre en matière d’écoconception d’exposition. Le but, dans un second temps, sera de mettre des outils en ligne, accessibles à tous les artistes soucieux de s’inscrire dans une démarche d’écoconception. En outre, deux artistes, Eva Jospin et Louisa Marajo, bénéficieront d’une analyse du cycle de vie (ACV) d’un projet artistique pour la première et d’une exposition pour la seconde. Calculée par des ingénieurs en écoconception, l’ACV fournit une évaluation scientifique complète de l’impact d’une création sur les principaux enjeux environnementaux.
L’écoconception ne représente-t-elle pas un coût pour les artistes ?
Tout dépend de l’horizon de temps qu’on lui accorde. Avoir une démarche d’écoconception nécessite d’en acquérir le raisonnement, intégrant justement le cycle de vie complet de l’œuvre, ce qui permet ensuite de gagner en efficacité et, surtout, de bénéficier d’amortissements considérables sur le long terme. La question économique fait intervenir le secteur artistique tout entier, et particulièrement sa manière d’accueillir un artiste qui souhaiterait prendre en compte l’écoconception : pour qu’il soit soutenu, il faudrait changer un certain nombre de choses en matière de budgétisation, de frais de monstration, d’intégration des dimensions sociales et environnementales dans la production… Par ailleurs, nous sommes aujourd’hui dans une logique de surproduction. Cela pèse sur les artistes, qui doivent toujours produire et exposer davantage pour répondre à l’actualité. Ils font face à une contradiction lorsqu’il s’agit d’entamer une démarche plus écologique.
Quel est votre regard sur les engagements actuels de l’art pour l’écologie ?
Je pense que ces engagements s’amorcent. L’art contemporain est plutôt en retard par rapport au spectacle vivant, mais je dirais que nous sommes enfin tous alignés. Désormais, pour avancer, nous devons mutualiser les efforts, nous équiper sectoriellement et avoir des outils communs. Si nous voulons vraiment aller de l’avant, il faut prendre beaucoup plus en compte la dimension sociétale qui est en jeu. Ce qui nous manque, c’est une vision de ce que sera la culture demain, et cette vision peut, paradoxalement, être définie et nourrie par la crise écologique.
Les différents acteurs de la culture sont-ils égaux dans leur réponse à la crise climatique ?
Je vois une grande différence entre public et privé, dans la mesure où le public devrait être moteur, alors que ce n’est pas le cas. Les institutions sont très en retard sur le sujet. Cela dit, le privé n’est pas tellement plus en avance. Au sein des entreprises, les chargés de mécénat peinent encore à faire le lien entre art et environnement.
Qu’en est-il selon vous de la réponse gouvernementale ?
Le ministère de la Culture n’a été à la hauteur ni dans sa compréhension des enjeux ni en termes de moyens, mais cela semble évoluer si l’on en croit les déclarations récentes de la ministre Rima Abdul Malak. Le ministère s’est longtemps contenté de mener une politique de réduction du carbone ou des déchets, en percevant l’écologie comme une contrainte. Cependant, l’enjeu est aussi ailleurs, car nous sommes en train de changer de civilisation. Comment l’aborder culturellement? Le paradoxe du secteur est qu’il n’a pas pris l’enjeu du développement durable sous un angle culturel. Tout cela est dû au tabou de l’instrumentalisation, qui n’a pourtant pas lieu d’être. Pendant quinze ans, on m’a accusée de vouloir instrumentaliser les artistes au service d’une cause. Mais, davantage qu’une cause, l’écologie est une donnée de notre époque qui traverse la société et la modifie pour longtemps. Il faut vivre avec son temps.
Comment la France se positionne-t-elle par rapport aux autres pays européens ?
En ce qui concerne la programmation sur le thème de l’environnement, 2022 a été une belle année en France, marquée par plusieurs projets comme l’exposition «Réclamer la terre» au Palais de Tokyo, à Paris, ou la saison Utopia à Lille. La Foire Art Paris a également sorti son épingle du jeu en proposant pour la première fois une approche en écoconception. Du côté des artistes, même si Berlin reste la véritable capitale sur ce sujet, un mouvement très fort émerge clairement en France, mené par de jeunes artistes qui connaissent déjà de très belles progressions de carrière.
Quels sont vos projets pour la COP28 qui se tiendra à Dubaï en fin d’année ?
Je me pose assurément des questions sur cette COP, car son président dirige une compagnie pétrolière… Je me demande vraiment si les COP ont encore un sens pour les acteurs de la société civile. Il y a des questions éthiques au regard du pays qui accueille cette édition, tout comme il y en eut pour la précédente, organisée par l’Égypte. Je ne dis pas que je ne serai pas à Dubaï, mais je m’interroge plus que jamais sur la façon d’y participer en ayant un positionnement juste.