En histoire de l’art, comme dans toutes les disciplines fondées sur une approche historique, la périodisation est une nécessité en même temps qu’un outil méthodologique puissant. Elle est, tout à fait normalement, soumise à d’importantes variations dans les travaux de recherche individuels, les publications ou les expositions, qui permettent d’adopter des points de vue adaptés à leur projet et de mettre en valeur certains objets et sujets plutôt que d’autres grâce à des changements de focale. En revanche, elle reste d’une illogique stabilité, en France comme dans la plupart des pays du globe, dès lors qu’elle est utilisée pour organiser collectivement le champ de l’histoire de l’art, qu’il s’agisse de l’université, des musées ou du marché de l’art, voire des médias (qui suivent en général le système marchand). Pour le dire simplement, l’histoire de l’art vit majoritairement dans un cadre fixé au XIXe siècle, qui n’a guère connu d’autre évolution que l’ajout d’une nouvelle période (parfois divisée en deux) qui lui permet de se prolonger jusqu’au présent. Encore cet ajout remontet-il aux années 1970-1980. Les départements d’histoire de l’art des universités françaises se découpent ainsi en quatre grandes périodes – Antiquité, Moyen Âge, période moderne et période contemporaine – auxquelles s’ajoutent ici ou là des sections consacrées à telles ou telles zones culturelles ou géographiques extraoccidentales. L’École du Louvre adopte une périodisation similaire, avec des subdivisions plus fines pour les deux périodes les plus récentes. Ces périodisations ne sont pas seulement des bornages chronologiques, elles se fondent également sur des classifications stylistiques, voire des jugements de valeur. Le signe le plus clair en est que les périodes moderne et contemporaine n’ont pas la même signification à l’université et dans les musées : à l’université elles désignent respectivement une période commençant à la Renaissance et se terminant au XVIIIe siècle (que les Anglo-Saxons préfèrent nommer early modern) et une période commençant à la Révolution française et s’étendant jusqu’au présent, alors que, dans les musées, le « moderne » commence avec l’impressionnisme et le « contemporain » avec les années 1970. Pour ajouter à la confusion, les maisons de ventes et les médias ont pris l’habitude de distinguer plus simplement l’Antiquité, l’art ancien, l’art moderne et l’art contemporain, s’adaptant au volume des objets susceptibles d’être vendus pour chaque période.
EUROCENTRISME
Tout cela signale que ces périodisations ne correspondent plus aux activités des historiennes et historiens d’art, qui pourtant ne peuvent pas entièrement s’en passer, notamment parce qu’ils doivent en général mener leurs carrières dans ce qui reste un cadre institutionnel figé. Sont-ils donc condamnés à vivre dans le passé, dès lors qu’ils s’occupent d’histoire ? La globalisation de la discipline, l’élargissement des sujets au-delà des points de vue strictement eurocentrés devraient pourtant obliger à revoir ces périodisations, ne serait-ce que parce que d’autres historiographies, notamment en Asie, ne divisent leurs objets ni par grandes périodes ni par siècles, mais par dynasties régnantes ou systèmes civilisationnels. Ce n’est pas que ces divisions aient moins de défauts, mais leur existence devrait à tout le moins interroger nos modes traditionnels de découpage du temps. Ce cadre ouvert a déjà des effets, mais ceux-ci demeurent encore très limités et semblent se cantonner principalement au médiéval, avec des variations chronologiques selon que l’on applique la notion à l’Occident chrétien, aux zones soumises à l’influence de l’Islam, au Japon ou à l’Afrique subsaharienne.
La réouverture récente du musée de Cluny, « musée national du Moyen Âge », montre à quel point il est difficile de faire évoluer les périodisations et les ères culturelles auxquelles celles-ci s’appliquent. De fait, si le musée rassemble des collections qui ne sont pas entièrement occidentales mais aussi orientales (byzantines), il limite celles-ci, du fait des découpages administratifs autant que de l’histoire de ses collections, aux arts et artefacts qui se sont développés dans un cadre chrétien. Ces découpages n’ont en soi rien d’immuable, puisque l’on a créé, au milieu des années 1970, dans le château d’Écouen, le musée national de la Renaissance, en prélevant à Paris ce qui relevait de cette période, tout en maintenant au musée de Cluny – et c’est heureux – des objets qui auraient pu se trouver à Écouen d’un point de vue chronologique (par exemple la tenture dite « de la Dame à la licorne »), mais qui s’inscrivent, stylistiquement au moins, dans la continuité du Moyen Âge. Il est susceptible d’évoluer vers des horizons moins européens, mais se heurte à des traditions encore très fortes. Il ne s’agit pas à mon sens d’ouvrir une boîte de Pandore, mais simplement de faire en sorte que les périodisations ne soient plus des carcans et qu’elles portent des questions méthodologiques propices au renouvellement. En 2016, j’ai ainsi proposé que l’Institut national d’histoire de l’art redéfinisse ses domaines chronologiques en leur donnant des bornages chronologiques superposés (du IVe au XVe siècle, du XIVe au XIXe , du XVIIIe au XXIe ). C’est un premier pas, bien insatisfaisant j’en conviens, mais qui permet au moins aux arts non occidentaux d’être considérés a priori. Il est pour l’instant resté isolé.