Lorsque l’on entre dans la Bourse de Commerce, on a le sentiment que
la première œuvre, c’est l’exposition elle-même, le dialogue très étroit que vous avez construit avec ce lieu. Vous l’avez pensé comme un grand instrument de musique ?
J’ai toujours le désir de travailler avec la physicalité d’un lieu, mais aussi avec la tangibilité de son contexte. La forme de la Bourse de Commerce correspond à une vision du monde, qui est le produit d’un contexte économique et intellectuel de la France au cours des siècles passés. Le geste minimaliste de Tadao Ando est très fort et fait également partie de cette physicalité. Afin de jouer du lieu comme d’un instrument, effectivement, j’ai eu l’envie de remixer ma vidéo Time No Longer, qui est montrée dans la rotonde, ou de jouer de mes pièces comme d’instruments qui sont à des pupitres différents, certains majeurs, d’autres mineurs.
Une profonde mélancolie émane de l’exposition, de ces anneaux – de Saturne – qui jouent les uns dans les autres.
Outre celui d’être devant un instrument, on a le sentiment de se trouver devant un grand sablier.
Les formes et les trajectoires des planètes ont un lien fort avec la musique. Il y a eu des envies, depuis l’Antiquité, de voir des relations entre le Cosmos et les tonalités de la musique. Dans la rotonde, ce qui m’importait était de légèrement décentrer cette forme du cercle, non pas pour aller contre ce cercle – j’y apporte d’autres courbes, notamment avec les écrans en arc de cercle –, mais pour produire les fréquences basses de l’émotion, celles que l’on sent dans l’estomac. Dans Time No Longer, on voit une platine tourner comme en apesanteur dans la cabine fermée d’une station spatiale. Le travail fait avec le son – et la lumière –, qui est naturellement plus présent de nuit que de jour, accompagne les révolutions du tourne-disque. Cela produit des moments d’harmonie, mais également de syncope entre le tourne-disque en mouvement et la coupole, qui tourne elle aussi, selon une autre temporalité, avec les mouvements du soleil, et qui fait le tour de la fresque comme une demi-platine. Je veux déstabiliser le côté posé du cercle. Il y a beaucoup de volonté dans cette harmonie, ce qui signifie qu’elle n’est pas naturelle. En se mettant au centre de la rotonde, on peut jouer avec cela.
La musique de Time No Longer évoque le chant des oiseaux, particulièrement « Abîme des oiseaux », que vous avez choisi et qui est issu de Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen. Cessons semblent être la dernière trace d’une humanité disparue. La platine qui évolue en apesanteur paraît avoir les mouvements d’un spationaute, le dernier des humains ?
Pour concevoir Time No Longer, j’ai d’abord regardé les images du mouvement de rotation que les spationautes impulsent à leur corps quand ils entrent dans la station spatiale et qui pourrait les faire tourner en apesanteur jusqu’à la fin des temps. Mais il y a aussi un autre élément : le saphir du tourne-disque, qui a parfois une trajectoire différente du tourne-disque lui-même. Pour faire ressentir cet objet, même s’il est fait en images de synthèse, je l’ai fait tourner selon des lois mathématiques qui sont dans le domaine public afin de donner à ce corps le comportement qu’il aurait eu dans l’espace. Le saphir que j’ai choisi ressemble à un bec d’oiseau. En l’absence de vie humaine, on peut se dire que quelque chose s’est passé, mais il n’y a pas de drame. La navette spatiale fonctionne encore, en mode économie d’énergie, et le tourne-disque est le dernier témoin d’une sensibilité humaine à la musique. Avec son intelligence acrobatique, il fonce à certains endroits du vinyle, mais il est contraint par ces lois mathématiques. C’est l’idée d’un outil construit par les humains qui, au-delà de la vie humaine, continue de faire résonner la musique dans l’espace. Il y a aussi une sensibilité propre de la touche, la façon dont le saphir se pose sur le vinyle.
Avec l’aide de deux collaborateurs, j’ai fait un travail préparatoire de réécriture d’« Abîme des oiseaux », pour trouver une nouvelle chronologie. Le saphir ne pouvait pas atterrir là où il avait décollé. Il y a une correspondance entre un vinyle concret et le vinyle dans le film. Nous avons décidé de prendre toute la partition, qui est pour clarinette seule, et d’y placer toutes les respirations nécessaires pour la jouer, et nous avons mélangé toutes ces respirations. Là où je prends la main, c’est lorsque je choisis l’endroit où le saphir se pose, mais sans jamais choisir le moment. Il y a une part de lâcher-prise et une part de volonté.
Au moment où vous avez commencé à élaborer cet objet, Time No Longer, est-ce la musique qui vous a conduit aux images ou bien, à l’inverse, est-ce la vision de cette situation qui vous a fait penser à cette musique ?
J’aime beaucoup parler de mes œuvres comme d’« objets », car je travaille avec le temps, mais mes œuvres évoluent dans le temps et dans l’espace, ce sont donc exactement des objets. Et c’est cette scène fictionnelle d’une platine en apesanteur dans une station spatiale qui m’a conduit à la musique. Mais avant Olivier Messiaen, j’ai pensé à Robert McNair, cet astronaute afro-américain, très bon saxophoniste, qui devait faire le premier enregistrement dans l’espace avec un instrument de musique. Or le désastre de Challenger, qui a explosé quelques minutes après son décollage, a eu lieu le jour où l’enregistrement aurait dû être fait. Ce projet est resté perdu entre la Terre et l’espace, entre la réalité et ce désir. En ce qui concerne Messiaen, je cherchais une musique qui pourrait être la mélodie d’une intention. J’ai choisi « Abîme des oiseaux » pour sa beauté, pour son titre – c’est le troisième mouvement de Quatuor pour la fin du temps – et aussi parce que cette musique a été composée dans un stalag pour trois codétenus. Cela renvoie à l’idée d’un spationaute captif d’un écosystème conçu par l’homme, très scientifique, très précaire et très solitaire. Enfin, la clarinette, à mon sens, est un instrument très proche du saxophone, un instrument de respiration. On peut imaginer que lorsque l’on est si seul, on est seul avec sa respiration et avec sa voix.
Sous la coupole, dans la rotonde, Time No Longer est comme une présence céleste, tandis que 1395 Days Without Red, qui est projeté dans l’auditorium au sous-sol, est totalement terrestre. C’est un peu l’enfer et le paradis… et les limbes, dans la galerie 2, où est présenté Take Over… Une véritable cosmogonie…
Oui, tout à fait !
La composition d’Olivier Messiaen, écrite en 1941, et 1395 Days Without Red, qui montre des images de la guerre à Sarajevo, ont en commun d’être des images de guerres que l’on ne voit pas. On pourrait même ajouter Take Over à cette comparaison – deux vidéos sur deux écrans courbes, sur lesquels on regarde deux pianos jouer La Marseillaise et L’Internationale. Ce sont des images de foules invisibles. Les avez-vous associés de cette façon ? En pensant l’écho entre ces deux films dans l’exposition ?
Oui, c’est vrai. D’ailleurs, pour Take Over, j’ai beaucoup pensé à la position des touches de piano en noir et blanc, qui sont comme des images de foules. J’ai pensé à cette foule de touches comme à cette phrase de L’Internationale : « Nous ne sommes rien, soyons tout. »
Il y a aussi, dans Take Over, cette idée des touches comme la skyline d’une ville, presque une atmosphère de Metropolis de Fritz Lang…
En préparant la pièce, j’ai pris des photos de la skyline de Manhattan, pour savoir quelle note jouer avant ou après pour produire exactement ces reliefs. Au début, les touches jouent en même temps, puis cela se déconstruit. De plus, ces deux hymnes sont des musiques urbaines.
Elles ont également en commun d’être monolithiques tout en étant fragiles de par les appropriations diverses qui en ont été faites au cours du temps. Par les perturbations que vous créez, témoignez-vous des complexités de ces musiques ?
Bien sûr. Selon la perspective de celui qui écoute ou chante, selon la géographie ou le moment de l’histoire, cela ne réveille pas les mêmes esprits. On s’est approprié ces hymnes. Quant à L’Internationale, c’est un très bel hymne, qui a été d’abord un hommage à un monde plus juste, puis son contraire. Il en va de même avec La Marseillaise. Le sens qu’on leur donne oscille en permanence.
Il y a, dans Take Over, des perturbations de deux ordres : des variations de focus de la caméra, qui dépendent d’un algorithme, et des variations dans la musique. Comment avez-vous conçu cette double perturbation ?
Au début, je voulais que le film soit comme une musique de marche qui se défait. Dans l’un des films, La Marseillaise est interprétée par un piano Disklavier, tandis qu’une main humaine joue L’Internationale. Dans l’autre film, c’est l’inverse. Peu à peu, il y a un dégroupement (declustering), et les octaves sont réduites, ce qui permet de reconnaître la mélodie. Puis le pianiste prend la main sur le piano et lui apprend à jouer l’autre air. Il y a un effet de bascule. Mais il faut un moment pour les discerner, car les deux airs sont très proches.
Le point focus est très important pour moi, car je souhaitais produire un effet un peu animal, comme le bec du saphir. La caméra est connectée à la musique du Disklavier et à celle du pianiste. Je voulais que ce soit un peu brouillé. Alors j’ai pris un Drum Pad [batterie électronique] sur lequel des zones correspondent à des algorithmes. Et la batterie a « joué » ces algorithmes. C’est donc la musique qui décide où va la caméra, et le batteur qui décide de l’algorithme. Je voulais échapper à une logique.
Lorsque l’on quitte la salle où est installé Take Over, Another Solo in the Doldrums est-il comme un fantôme de l’objet qui précède ?
Oui, et c’est un écho à la forme de la rotonde, mais aussi la mémoire d’une installation antérieure conçue pour le Centre Pompidou [Extended Play, 2012]. C’est un mouvement à l’envers : des fréquences sont émises de l’intérieur de la batterie sur la peau, créant des vibrations qui se propagent aux baguettes. Je ne m’intéresse pas à l’action, mais à l’élan qui lui donne vie. Quand je filme un saxophone ou un piano, je m’intéresse au cou ou au coude du musicien. J’imagine les gestes qui précèdent l’action.
Dans 1395 Days Without Red, on a l’impression d’entrer dans l’espace mental de cette femme qui traverse Sarajevo en fredonnant, là où se mêlent son instrument, l’orchestre et la géographie de la ville.
C’est comme si, dans sa tête, cette musique qu’elle entend était nourrie par une respiration qui dépend d’elle mais pas complètement. Tout cela se produit dans sa tête et comme à l’intérieur d’une batterie – je suis tenté d’utiliser une métaphore, alors que je suis contre leur emploi ! Je me demande comment un temps actuel – la traversée de la ville sous la menace des snipers – vient tracasser les tempi de la « Pathétique » de [Piotr Ilitch] Tchaïkovski. Dans l’auditorium, on voit le film très confortablement. Mais j’ai voulu étendre le regard à l’espace qui le précède en créant une vitrine ouverte sur l’écran. Lorsque l’on est dans le foyer, on entend l’orchestre de loin et on entend très bien la respiration et le fredonnement de la femme. On est au plus près de sa tête. Voir le film de dos, c’est lui donner une autre visibilité, qui est aussi celle qu’un sniper a sur une personne entrant dans son champ de vision.
Dans la réalité de l’amphithéâtre, ces images ont une actualité qui résonne avec l’histoire présente.
Oui, l’histoire se répète, c’est comme le mouvement du tourne-disque. Le siège de Sarajevo réactualise la musique de Tchaïkovski, et le film se réactualise à cause des événements tragiques que nous vivons.
La dernière vidéo, Nocturnes, que vous avez tournée en 1999, revient à ces jeux d’échelle qui traversent toute l’exposition. Le cosmos que l’on a parcouru se reconcentre, de manière presque borgésienne, à l’échelle d’un aquarium… Il s’agit d’une conversation entre deux vétérans, l’un accro aux jeux vidéo et l’autre passionné par les aquariums.
Ce sont deux solitudes comme dans Time No Longer avec McNair et Messiaen. Ici, Jacques et Denis sont la bulle, dans la bulle de la bulle. Jacques rapporte des poissons d’Afrique et cherche les façons d’aplanir les conflits entre les animaux. Chaque fois qu’il introduit un nouveau poisson, il le plonge dans l’eau à l’intérieur d’un sac en plastique transparent : une transparence qui assure la vie à ce poisson. Cette fausse transparence ressemble à Playtime de Jacques Tati. Il y a la bulle des aquariums et la bulle de la société. Denis, quant à lui, est dans la bulle de la Play Station, un ailleurs plus proche de la violence qu’il a vécue et avec lequel il est plus en accord, de retour de la guerre, qu’avec ce que lui offre la vie quotidienne.
Eux aussi ont quelque chose des derniers humains. L’un raconte comment il a pris des drogues qui lui ont fait oublier son humanité, et l’autre est redevenu un enfant par le jeu. Ils sont à la fois la vieillesse et l’enfance, la vie et la mort. Encore des échelles qui se mêlent.
Oui, Denis raconte qu’il a été repéré tôt et qu’on lui a donné des drogues qui lui permettaient d’être détaché de ses actes. Les aquariums de Jacques résonnent ensuite avec les dessins exposés dans les vitrines du rez-de-chaussée, associant des planches d’histoire naturelle de poissons à des dessins de territoires courbés qui ont la forme de ces poissons. Il y a aussi un face-à-face avec les grandes fresques de la rotonde. Les dessins dans les vitrines prouvent que représenter la géographie de façon politique est une drôle d’idée. Les frontières de pays qui ont été dessinées arbitrairement sont pliées par le dessin. Souvent, on voit la courbe comme quelque chose d’harmonieux, mais elle produit dans ce cas une certaine violence. L’idée de représenter le monde et de se mettre au centre est aussi une forme de violence.
-
« Anri Sala. Time No Longer », 14 octobre 2022 - 16 janvier 2023, Bourse de Commerce – Pinault Collection, 2, rue de Viarmes, 75001 Paris.