Votre pays, le Bangladesh, se déploie sur le plus grand delta du monde. Tous les effets négatifs du changement climatique y sont visibles. Quels sont-ils ?
Ils sont divers. Le niveau de la mer monte, et l’eau salée vient grignoter les surfaces d’eau douce, ce qui bouleverse toute la biodiversité. La belle forêt de mangroves des Sundarbans, notamment, est affectée. Puis, il y a le réchauffement climatique. Outre les canicules, les inondations ont, cette année, été les pires depuis deux décennies. La fréquence des pluies augmente, et la fonte des glaciers himalayens s’accroît. Ces cumuls d’eau font que le cours des rivières change constamment, provoquant l’érosion des rives et des sols, voire une disparition des terres. À cela s’ajoute l’imprévisibilité de la météo. Jusqu’à il y a peu, les fermiers se fiaient à un « calendrier météorologique » et récoltaient avant les premières pluies. Cette année, elles sont tombées plusieurs semaines en avance et ont réduit les récoltes à néant. Les gens les plus touchés sont les populations marginalisées qui, soit dit en passant, n’ont pas la moindre idée de ce qu’est « l’urgence climatique » et pensent même que cette situation résulte d’une volonté divine.
Que peuvent les architectes face aux catastrophes climatiques ?
En tant que professionnels, nous avons beaucoup de responsabilités et devons agir pour trouver des solutions. Mais le changement climatique est le problème de tous, pas seulement celui des architectes. Au Bangladesh, les ingénieurs ont essayé d’ériger des barrages ici et là, en vain. L’échelle du delta est trop immense. Il faut aujourd’hui réapprendre à « négocier » avec la nature comme nous le faisions jadis, à être en constante adaptation à elle.
Comment l’architecture peut-elle minimiser son impact environnemental ?
En regard justement des aléas dus au climat, nous portons toujours l’attention sur l’économie de la construction, œuvrons avec des
savoir-faire et des matériaux locaux ainsi qu’une chaîne d’approvisionnement courte. Reste que nous sommes encore trop dépendants de la technologie. Au Bangladesh, l’électricité est un problème majeur. Nous n’avons pas de courant produit par l’eau, pas de centrale nucléaire, seulement du gaz. Certes, nous achetons de l’électricité à l’Inde, néanmoins il y a souvent des coupures. C’est une donnée que nous intégrons dans nos projets : il doit toujours y avoir une ventilation naturelle, assez de fenêtres pour laisser entrer la lumière du jour, etc. D’un côté, on voit que la technologie ne peut pas tout et qu’elle peut même s’arrêter. De l’autre, certains principes issus d’une sagesse ancestrale ont été oubliés. Il nous faut aujourd’hui les réhabiliter.
Le savoir autochtone peut-il nous aider à concevoir un avenir plus durable, et ce, à travers une esthétique contemporaine ?
La sensibilité qu’induit le vernaculaire doit devenir un dessein. Les valeurs vernaculaires sont encore valides, voire de plus en plus appropriées. Les matériaux doivent être locaux, tout comme les techniques constructives, pour ne pas dire la « sagesse constructive ». L’idée est d’user de ce savoir local et d’en trouver un usage contemporain. C’est le fil conducteur d’un complexe hôtelier que nous avons réalisé au sud-ouest du pays : le Panigram Resort. Lorsque j’ai fait ma première visite sur place, je me suis dit que c’était un crime de construire ici. Les villages sont si pittoresques et tellement beaux. Nous avons documenté les techniques traditionnelles, les compétences et les artisanats de la région afin d’imaginer un projet respectueux de l’environnement et socialement responsable. Au final, nous avons seulement dessiné le plan de masse et la brique en boue séchée utilisée pour construire les bungalows. Ce projet collaboratif a été entièrement conçu par des artisans locaux. Pour la toiture, nous avons même réintroduit un principe traditionnel qui avait disparu : le Bangla-Roof [« toit Bangla »]. Fait de bambou, il est courbe et très pentu afin d’évacuer au plus vite l’eau de pluie. Si l’on n’y prête pas attention, nous allons perdre les savoir-faire si précieux des artisans.
En 2020, vous avez mis au point une habitation à un étage baptisée Khudi Bari [« mini-maison »]. Comment fonctionne-t-elle ?
L’idée était de fournir un logement à ces populations victimes du réchauffement climatique. La structure de ce module d’habitat mobile est en bambou, et ses éléments sont assemblés grâce à des pièces de connexion en acier. Du bambou, au Bangladesh, il y en a partout. Si quelqu’un est contraint de se déplacer, il emporte avec lui uniquement ces « connecteurs » métalliques. Coût de l’habitation: moins de 400 dollars ou euros. Diverses configurations sont possibles : on peut accoler plusieurs unités pour créer une maison plurifamiliale, voire une école. Les premiers Khudi Bari ont été érigés au début de l’année à Tanguar Haor, dans le district de Sunamganj. Nous en construisons actuellement une vingtaine. Le système est parfaitement viable : il a résisté aux fortes inondations de mai 2022, alors que les demeures voisines subissaient d’importants dégâts. Nous en avons également édifié à la demande du Programme alimen-taire mondial des Nations unies ou pour des camps de réfugiés rohingyas.
Vous bâtissez selon une fourchette de budgets très large. Celui de la mosquée Bait Ur Rouf, à Dacca, en 2012, fait partie des plus petits. C’est le projet qui vous a fait connaître et grâce auquel vous avez décroché, en 2016, le prix Aga Khan d’architecture. Comment créer un espace de qualité avec un budget minuscule ?
Cette mosquée est une initiative de ma grand-mère, qui a d’ailleurs participé financièrement. Il y a eu également une levée de fonds. La qualité de l’espace est une question intrinsèque au métier d’architecte. Pour la préserver malgré un budget modique, il faut d’autant plus dessiner. En réalité, plus le budget est faible, plus vous devez être raisonnable et créatif, rationaliser davantage, réduire le nombre de matériaux, les techniques de construction... Bref, c’est un défi ! L’unique embellissement de cette mosquée est la lumière naturelle, à
l’intérieur, le reste est rustique.
Les compétences de l’architecte sont-elles appelées à évoluer ?
Oui, complètement ! L’architecte ne peut plus travailler seul tel un artiste. Finies les formes folles pour quelques mégalomanes! Il faut sortir de ce vieux modèle visuellement attrayant du « starchitecte » pour se concentrer sur des choses plus pertinentes : se rendre disponible pour ceux qui en ont besoin et créer un environnement meilleur pour tout le monde. Certains architectes dessinent encore des projets monumentaux sur leur ordinateur, mais n’ont pas la moindre idée du poids d’une brique. Il faut davantage coller à la réalité, porter un matériau de ses mains pour avoir une idée de ce qu’il est physiquement. C’est essentiel pour réfléchir ensuite aux problèmes de construction. Exit la verticalité, place à l’horizontalité : les projets doivent être collaboratifs. Nombre de mes confrères s’engagent aujourd’hui auprès des communautés qui ont besoin d’aide pour trouver des solutions ensemble. C’est un rôle nouveau et très important pour l’architecte : il est non seulement designer, mais aussi sociologue, anthropologue, voire assistant social. Financer la construction d’une maison nécessite de parler d’endettement, a fortiori pour une population pauvre. Être au plus proche des gens est un changement majeur.
Est-ce pourquoi vous tenez à vous engager personnellement ?
Oui, je soutiens depuis plusieurs années l’ONG Prokritee, une organisation de commerce équitable qui aide les artisans des zones rurales du Bangladesh et permet, en outre, à de nombreuses femmes d’avoir du travail. Leurs produits sont exportés dans le monde entier. L’an passé, nous avons créé une organisation à but non lucratif : Foundation for Architecture Community Equity [Fondation pour l’architecture et l’équité communautaire]. Objectif : fournir un logement et un environnement vivables aux populations défavorisées. Elle réunit diverses personnalités – architectes, ingénieurs, géographes, climatologues, artistes et citoyens concernés – et fonctionne par le biais de dons. Grâce à une subvention du gouvernement suisse, nous sommes actuellement en train d’édifier une centaine de maisons Khudi Bari dans les régions du nord, les zones côtières et les bidonvilles de Dacca. L’architecture doit avant tout être un outil social.