C’est au bout de l’île de Majorque que Miquel Barceló s’est installé en 1984 et qu’il passe aujourd’hui le plus clair de son temps. Il habite une ferme du XIIIe siècle, entre la mer et un pic rocheux creusé de grottes qu’il visite souvent. Sur un terrain planté d’arbres fruitiers et d’oliviers centenaires, il laisse en liberté des vaches, dont les yeux rappellent la forme des statues ibères, des ânes et des chèvres sauvages. Sur cette île de son enfance, il a été invité à créer une œuvre pour l’une des chapelles de la cathédrale, à Palma : il y a réalisé un univers de mer et de terre, un décor de céramique qui ressemble à une peinture murale monumentale et enveloppante. Il nous parle ici, dans son français précis, de sa série Grisailles, nourrie d’incessants dialogues avec ses œuvres antérieures et l’histoire de la peinture.
Vous avez souvent évoqué votre arrivée au Mali, après avoir vécu à New York dans l’amitié d’Andy Warhol et de Jean-Michel Basquiat, puis de temps en temps à Paris, et à nouveau à Majorque. Qu’est-ce qui vous a poussé sur ces chemins en apparence assez divers ?
Il ne suffit pas de changer d’endroit pour faire autre chose. Je suis originaire d’un petit village, alors j’ai toujours tenté d’en partir. Et ce n’est pas fini, je continue d’essayer d’aller quelque part. Et comme j’ai besoin de travailler, je m’installe à chaque fois un atelier ici ou là, pour une semaine ou un mois. Il y a un an, j’étais au Kenya, au bord de la mer, je voulais m’éloigner un peu, et je ne savais pas si j’y resterais six mois ou deux semaines…
Vous êtes très imprégné de la culture majorquine ancestrale, tout comme Pablo Picasso s’est intéressé en son temps aux sculptures romanes primitives à Gósol, en Espagne. Qu’est-ce qui vous intéresse là ?
La culture majorquine est un produit de contradictions, une culture méditerranéenne successivement colonisée, avec toutes sortes de corruptions. Ce sont mes racines, il y a quelque chose qui me nourrit ici et pas ailleurs. Et cela me dérange suffisamment pour me tenir éveillé. J’ai passé mon enfance ici, je connais ces montagnes et je suis aussi un témoin privilégié des destructions qui ont eu lieu. Je les reçois comme une gifle. Très jeune, je me suis engagé pour des causes écologiques. Aujourd’hui, on constate à quel point c’est une défaite.
Votre série Grisailles contraste fortement avec la lumière dorée et la couleur de la terre autour de votre maison. Alors ces gris, que représentent-ils pour vous ?
C’est une peinture qui parle de ma peinture, qui est complètement mentale. Je dessine au fusain, puis je peins et je repeins avec un rouleau. Un dessin très lent et une peinture très rapide… Il m’est arrivé à plusieurs reprises dans ma vie de faire un « carême de blanc », comme pour repenser mon travail. Ce n’est pas un passage à vide, c’est plutôt comme lorsqu’un disc-jockey change de disque, ou comme un changement de saison. Quand je vivais au Mali dans les années 1980, mes tableaux étaient d’abord bariolés, puis très sombres à l’époque où j’ai peint la série des bibliothèques. Ensuite, j’ai réalisé des tableaux presque blancs qui représentaient des déserts. C’est une sorte de mouvement pendulaire. Ces blancs-là, dans mes œuvres récentes, arrivent après les tableaux de la période du confinement, qui étaient plutôt intenses et colorés.
Vous avez déjà pratiqué une forme de grisaille dans une grande peinture sur verre réalisée pour la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, et pour les vitraux de la cathédrale de Palma. Cela peut évoquer la gravure en noir et blanc, la sculpture parce que, historiquement, la grisaille imite la sculpture, mais aussi les noirs de Francisco de Goya, d’Édouard Manet et de Pablo Picasso dans Guernica. N’est-ce pas là une sorte de résumé de vos préoccupations en peinture ?
Probablement, et le fait que chacun de ces objets soit peint en blanc permet de les refroidir et de les repenser. Ce ne sont pas des autocitations, mais des tableaux qui reprennent des tableaux que j’ai peints il y a longtemps, comme lorsqu’on réunit toutes les cartes d’un jeu.
Votre amitié avec Hervé Guibert est connue, comme son voyage à Majorque pour vous rendre visite, alors qu’il était déjà très malade. Or, il y a beaucoup de fantômes dans vos œuvres, par exemple un léopard présent sur une toile et pas dans son titre… Ces tableaux ont une dimension spectrale, qui pourrait faire écho au noir et blanc de la photographie, et qui n’est d’ailleurs pas dépourvue d’humour.
Bien sûr, mais, vous savez, la photographie, la sérigraphie ou la lithographie, toutes ces inventions du XIXe siècle qui se terminent en « -ie » sont devenues des techniques picturales. Il en va de même pour mes collages. Quant à ce tigre avec un espadon qui est là, à côté de nous, il est en effet plutôt drôle. Il est évident aussi que ces animaux ne sont pas très morts, même si l’on appelle ces compositions des natures mortes. Ils font semblant, ils posent avant de repartir à leurs occupations. Ce n’est pas une peinture tragique, ce sont comme des emblèmes, plus puissants en noir et blanc.
Est-ce que vous liez également ce gris à Paris, où vous disposez d’un atelier dans le Marais, un quartier assez minéral, dans lequel vous avez réalisé une partie de ces peintures ?
Paul Cézanne disait que la meilleure lumière du monde est le gris clair de Paris. Bien sûr qu’il y a un lien ! C’est couleur de pigeon. Ces tableaux sont beaucoup plus gris que noirs.
L’exposition à laquelle vous participez au musée du Louvre s’intitule « Les Choses » . La littérature est très importante dans votre paysage mental. Avez-vous beaucoup lu Georges Perec ?
J’ai beaucoup plus lu Marcel Proust que Georges Perec, mais j’ai lu La Vie mode d’emploi dès que j’ai commencé à lire en français. Et j’aime beaucoup Un cabinet d’amateur. J’ai aussi lu Les Choses : la technique d’écriture y est très plastique, un peu comme chez Jorge Luis Borges. Depuis Franz Kafka, il y a des auteurs qui sont presque des peintres. Je suis autant influencé par Perec que par Julio Cortázar ou les dadaïstes, ou encore Jean-Luc Godard, qui était pour moi aussi important que Georges Braque – Picasso, lui, est encore plus important ! Cinéma et littérature… j’utilise tout de la même manière. À propos de choses, j’aime beaucoup Le Parti pris des choses de Francis Ponge, qui est très visuel également. Et c’est l’un des premiers livres de poésie que j’ai achetés, c’était facile à lire quand j’avais 16 ans.
Comment les tables de banquet se sont-elles invitées dans cette série ?
Lorsque je suis arrivé à Majorque il y a quelques mois, je venais donc de passer un peu de temps au Kenya. J’avais une grande toile crue sur laquelle j’ai commencé à improviser avec un gros fusain. Puis cela a pris la forme d’une table. J’ai mis mon chien sous la table, puis je l’ai oubliée. Un peu plus tard, j’ai peint par-dessus, comme pour effacer, mais en sui-vant mon dessin. Je me suis rendu compte que je peignais en effaçant.
Peindre en effaçant, cela rappelle Le Grand Verre de terre que vous avez réalisé à la BnF. C’est aussi une sorte de golem…
Oui, faire et défaire à la fois est quelque chose que j’aime faire. Cela évoque le golem et le travail de l’argile. Le dessin qui est là, à côté de nous, en est un autre exemple. C’est une concentration de désir et de volonté. J’aime beaucoup les œuvres qui disparaissent puis réapparaissent. La façon dont les choses apparaissent et disparaissent dans un tableau, ce sont des phénomènes très proches.
Ces images en suspens ont également quelque chose de très cinématographique.
Souvent, on peut même voir mes images par-derrière, y compris dans mes livres. On découvre alors comment c’est fait devant. C’est aussi le souffle de la vie. Je pense à un tableau de Diego Vélasquez, avec un pentimento [repentir] remarquable qui crée un mouvement en effet très cinématographique – il a bougé la patte d’un cheval. C’est la même chose chez Cézanne ou Picasso : il y a peu de peinture, juste le minimum nécessaire, et beaucoup de réserves.
L’utilisation que vous faites de l’eau de Javel, comme dans le portrait que vous montriez tout à l’heure en disant qu’il représente votre père, ou votre fils, ou vous peut-être, relève un peu du même processus. Et quand vous laissez des termites manger vos toiles, ce n’est pas loin non plus…
J’aime bien inventer des techniques pour des choses concrètes: la toile, le format, l’épaisseur de la peinture. L’eau de Javel m’a d’abord servi pour peindre des albinos en Afrique. Je pense ce que je vais peindre, mais aussi la manière dont je vais le peindre. On n’invente rien, ce sont des détournements.
Est-ce que vous reliez vos natures mortes à la notion de métamorphose –on pense évidemment à Kafka, que vous avez tant lu ?
Toute ma vie, j’ai peint des natures mortes, et je peux tout relier à la métamorphose et à Kafka. Dans mes tableaux, chaque chose en devient une autre, et souvent plusieurs à la fois. Et j’aime le découvrir après… ou jamais.
Pourquoi le sujet de la nature morte, que vous avez souvent peint dans les années 1990, revient-il aujourd’hui ? Pourrait-on y voir une forme d’écho de l’état du monde ?
C’est possible, car c’est une sorte de peinture morale, habitée d’une inquiétude. C’est souvent avec une pomme sur une table, plus qu’avec une bataille, que l’on s’aperçoit des choses. Je me rends compte que c’est un peu prémonitoire.
Vous jouez souvent de cette ambiguïté entre le vivant et le non-vivant...
Bien sûr, et entre une chose et sa représentation. Dans ces natures mortes, il y a une partie très sombre, au-delà des ténèbres, et une partie claire, un peu comme un sandwich de lumière entre deux tranches de ténèbres.
Ou comme un tableau d’autel baroque !
Tout à fait ! Les peintres baroques peignaient des natures mortes comme des peintures religieuses. Et c’est très beau de voir la différence entre Francisco de Zurbarán, Jean Siméon Chardin et Pieter Claesz, entre l’Espagne, la France et les Pays-Bas. Ce sont trois manières différentes de voir un citron sur une table. C’est cela qui est beau dans la peinture : une histoire de fantômes, qui font peur et trembler. Je reviens de Valladolid et de Ségovie, où j’ai vu de nombreuses vanitas dans les musées. Il y avait un petit magasin qui s’appelait « Trembler après avoir ri »… Les natures mortes véhiculent cette sensation de stupeur. À Valladolid, j’ai aussi visité un musée de sculpture religieuse, où avaient été sortis des objets pour la Semana Santa. J’ai vu un Christ mort avec ses blessures, dont le sang est fait avec le lait rouge d’un palmier drago. Les cheveux sont souvent humains, les ongles sont en corne de bœuf, les yeux et les larmes en verre. Et la peau est peinte d’un vernis transparent qui donne le sentiment que le corps était vivant quelques minutes plus tôt. C’est le contraire de l’hyperréalisme, une sorte de nature morte plutôt.
Les Grisailles, ce sont un mélange entre la mer, la terre et des objets. C’est une sorte de concentré magique borgésien, comme une grande bibliothèque de la mémoire. Est-ce ainsi que vous le voyez ?
Oui, comme une alchimie. Les Grisailles forment une énumération, également un peu borgésienne. Dessiner, c’est un peu comme dire, et ces tableaux sont effectivement une célébration de la mémoire. Je me souviens d’un philosophe russe qui dit que peindre, c’est nommer les choses correctement. Dessiner, c’est aussi se souvenir, car je travaille de mémoire et intuitivement. Les pieuvres pendent, les bougies vont vers le haut… C’est un petit jeu d’échecs.
Chaque objet paraît être un tremblement proustien de la mémoire.
Proust est une lecture essentielle dans mon existence. Si je devais prendre un seul livre avec moi, ce serait À la recherche du temps perdu, un livre de sable que l’on ouvre et que l’on peut lire à l’infini.
Ces poulpes, vous l’avez dit souvent, sont des formes d’autoportrait. Comment leurs formes vous viennent-elles ?
Ce sont des animaux que j’ai peints toute ma vie. Ceux que je peins ne sont pas ceux que je vois, mais ceux dont je me souviens. D’abord, il y a une tache, puis ça devient un poulpe. La matière devient l’image.
Et les taureaux, récemment apparus dans vos œuvres, est-ce que ce sont ceux de Majorque ?
L’un des tableaux sur le mur de l’atelier représente un taureau blanc. Je suis allé voir un taureau albinos dans une ganadería *1. Il était tellement beau, parmi tous les taureaux noirs. C’est comme un tableau de Giuseppe Arcimboldo. J’ai toujours l’impression d’avoir déjà fait ce que je fais, et je m’en aperçois quand c’est fait. Un jour, dans mon enfance, j’ai craché sur une feuille de papier, et j’ai soufflé sur la peinture, c’est devenu un visage, et puis encore autre chose : ce « crachat de dieu » rendu fameux par Georges Bataille.
Ces taureaux rappellent aussi les peintures de la grotte d’Altamira ou de la grotte Chauvet –pour laquelle vous avez été conseiller artistique au moment de sa reconstitution…
Oui, c’est nouveau en effet… et je ne sais pas très bien pourquoi. Dans ma vie, il y a des taureaux depuis toujours. Mais la citation des grottes ornées est la seule citation possible. En 1982 ou 1983, on m’a proposé de faire une conférence à Santander. J’ai accepté, car on m’avait promis que je verrais Altamira. Cela a été un choc auquel je ne m’attendais pas. Puis, quand j’ai exposé au Centre Pompidou, à Paris, on m’a invité à visiter Lascaux. Et c’est d’ailleurs à Périgueux que j’ai acheté mon premier tableau de François Augiéras. Voir ces grottes, c’est une expérience physique. Je suis toujours allé dans toutes les grottes où j’ai pu, jusqu’à la grotte qui est au-dessus de ma maison, qui m’a décidé à acheter ce terrain en 1984, et où je me suis rendu chaque jour pendant les six mois de confinement, comme dans un temple. J’y ai aussi dessiné. C’est une passion qui a grandi avec l’âge.
Vous dessinez dans la grotte ?
Et comment! J’ai beaucoup dessiné dans les grottes au Mali. Par exemple, j’y ai fait Les 120 Journées de Sodome de Sade, mais je n’avais pas d’appareil photo avec moi, donc je n’ai aucune trace de ces images… c’est assez beau comme ça. Je voulais dessiner dans mes carnets plutôt que faire des photos. C’est un choix que je regrette un peu mais c’est ainsi.
En réalité, ces Grisailles ne sont pas si grises, elles ont même quelque chose de pop, mais du côté de la noirceur du pop art, celle des chaises électriques d’Andy Warhol… Vous citez même Martial Raysse. Il y a des violets, des oranges et des verts, couleurs de décomposition, du vert-de-gris…
Mes couleurs ne sont surtout pas des désirs de couleurs, ce sont des roses violacés Bourgogne, des verts pâles, des couleurs presque invisibles… Et la décomposition, c’est un peu mon fonds de commerce! Quant à Martial Raysse, j’aime beaucoup ses aplats transparents des années 1960, c’est le pop le plus noir. Mais j’aime aussi ses peintures plus récentes. Raysse est probablement mon peintre français préféré de son époque.
Ces couleurs évoquent celles du négatif couleur au cinéma. Avez-vous beaucoup regardé le cinéma expérimental ?
Ah oui, beaucoup ! J’ai aussi pris énormément de photos de fragments de film sur des écrans de télévision. Depuis longtemps, je considère que le cinéma est une branche de la peinture – comme Godard. J’aime beaucoup les négatifs virés. À Barcelone, j’allais tout le temps au cinéma, voir Pink Flamingos [John Waters, 1972] et les films de Jonas Mekas… On parle de films qui ne sont que des couleurs…
Pour finir, pourriez-vous évoquer votre pratique de la céramique ? On a
l’impression que tout est en mouvement dans vos peintures et vos carnets, et l’on éprouve un sentiment d’immersion dans nombre de tableaux, comme au cinéma, justement.
Je suis d’une génération qui a vu deux films par jour pendant cinquante ans. Encore maintenant, je vois au moins un film par jour. J’aime la projection et la dimension de l’espace. La taille de mes toiles a autant à voir avec le cinéma qu’avec la grande peinture baroque. Sur la question du mouvement, je n’ai pas beaucoup réfléchi mais sûrement. Et le mouvement existe aussi par les illusions d’optique dans mes tableaux. La céramique, c’est une chose molle qui a été figée pour toujours, comme un arrêt sur image, des taches de peinture qui sèchent. Pour le Festival des jardins, à Chaumont-sur-Loire, je suis en train de préparer une immense céramique, une peinture qui n’a pas besoin de murs, une fresque qui n’a pas besoin d’architecture, comme si ma peinture pouvait se tenir sous un arbre. Après des jours passés à l’atelier, c’est bien de se défouler dans l’argile.
-
*1 Lieu où sont élevés les taureaux destinés à la corrida, en Espagne.
-
« Miquel Barceló. Grisailles », 8 octobre 2022 - 7 janvier 2023, galerie Thaddaeus Ropac, 69, avenue du Général-Leclerc, 93500 Pantin.