Vous êtes née à Bruges et avez fait toute votre carrière entre la Belgique et les Pays-Bas. Qu’est-ce qui vous a incitée à postuler à la direction du Kunsthaus de Zurich ?
J’ai étudié la littérature et la linguistique, j’ai été journaliste, je suis entrée dans le milieu des musées par l’art contemporain. Ce qui m’a toujours fascinée, peut-être parce que je ne suis pas historienne d’art, c’est ce spectre ininterrompu qui va de l’art ancien jusqu’à aujourd’hui. Jan
Hoet, pour qui j’ai travaillé à Gand [au SMAK, musée municipal d’art contemporain], partageait aussi cette vision de la création qui traverse le temps. J’aime le Kunsthaus de Zurich précisément parce que c’est un musée des beaux-arts, où ce continuum existe. J’ai souvent voyagé en Suisse il y a quelques années, j’y trouve des parallèles avec la Belgique. Ce sont deux petits pays multiculturels, plutôt conservateurs, mais qui cultivent un fort esprit de liberté et de résistance. Aux Pays-Bas, la Suisse renvoie l’image d’un territoire assez fermé, dont la population serait distante… À cela je réponds que pour Harald Szeemann, il n’existait que trois pays visionnaires en Europe : l’Autriche, la Belgique et la Suisse.
Vous succéderez officiellement à votre prédécesseur, Christoph Becker, le 1er janvier 2023, et serez alors la première femme à occuper ce poste de directrice depuis la création du musée en 1909. Cela vous stresse-t-il ?
La presse helvétique s’est passionnée pour ce sujet. Et j’en ai été plutôt étonnée. La Suisse compte beaucoup de directrices d’institutions, comme Fanni Fetzer au Kunstmuseum de Lucerne, Denise Tonella au Musée national suisse, Nina Zimmer au musée des Beaux-Arts de Berne, Katharina Ammann au Kunsthaus d’Aarau, Nathalie Herschdorfer à Photo Élysée, Heike Munder au Migros Museum für Gegenwartskunst… et j’en oublie. J’ai alors pris conscience que le Kunsthaus représente le vaisseau amiral de l’art en Suisse. Cela ne me stresse pas pour autant. Être une femme, étrangère et assez jeune : ce sont peut-être des désavantages, mais qu’il faudra transformer en avantages. Pour le Kunsthaus, que Christoph Becker a dirigé de manière efficace pendant vingt-trois ans, c’est aussi un point positif d’avoir quelqu’un qui vient de l’extérieur et porte sur lui un regard neuf.
Vous avez dirigé le centre d’art DeAppel à Amsterdam, été l’assistante de Jan Hoet au SMAK à Gand, mais vous avez aussi été à la tête du Frans Hals Museum, à Haarlem, pendant huit ans. Vous naviguez avec aisance entre l’art classique et l’art contemporain. Retrouvera-t-on cet éclectisme dans les expositions du Kunsthaus qui possède des objets remontant au XIIIe siècle ?
Je ne veux pas dévoiler trop d’éléments de la programmation qui commencera en 2024. L’équipe du musée et moi allons entamer un processus pour réorienter le Kunsthaus, en réfléchissant au rôle que joue une telle institution dans le monde d’aujourd’hui. Je m’intéresse énormément aux liens qu’entretiennent l’art et les artistes à différents moments de l’histoire. Au Frans Hals Museum, les gens me demandaient parfois pourquoi j’associais de l’art contemporain avec des œuvres du XVIIe siècle. Je leur répondais que, de tout temps, les artistes se sont parlé entre eux. Édouard Manet et Mary Cassatt regardaient Frans Hals. Les créateurs actuels regardent encore James Ensor et Ferdinand Hodler, Ottilie Roederstein et Judy Chicago. Ils s’inspirent, empruntent et déforment; ils rendent hommage ou s’opposent à l’art d’avant. Un musée ne doit pas être uniquement un lieu de recherches scientifiques destiné aux historiens d’art. Il doit aussi réfléchir aux moyens de montrer l’art, de créer une expérience pour et avec le public. Le but n’est pas de développer des idées absolument nouvelles, mais d’être excitant et intéressant. Il est de tradition en Suisse d’associer le passé et le présent. Je pense à Harald Szeemann, à Bice Curiger ou à Beat Wismer qui a rapproché Hodler de Mondrian. Et à Marc-Olivier Wahler, qui propose en ce moment ce genre d’associations au musée d’Art et d’Histoire de Genève. C’est ce type de méthodologie transhistorique que j’aimerais réactiver au Kunsthaus.
Le Kunsthaus a toujours peiné à valoriser ses collections, pourtant parmi les plus belles de Suisse, auprès du grand public. Qu’envisagez-vous pour mieux les faire connaître ?
Le Kunsthaus cultive une nature hybride depuis plusieurs décennies. Il est à la fois un musée et une Kunsthalle qui produit sans cesse des expositions. Le problème, c’est que cette machine a un peu oublié son véritable moteur : ses collections. Nous nous efforcerons de les redynamiser, de les remettre en valeur. Je comparerais le Kunsthaus à l’archipel des Philippines : il y a les grandes îles d’Edvard Munch, de Marc Chagall, d’Alberto Giacometti… mais aussi des îlots qui recèlent des pièces moins connues, comme les tableaux d’Albert Welti ou de Sonja Sekula. J’aimerais révéler ces joyaux enfouis, afin que le public suisse se rende compte qu’il n’a pas besoin d’aller jusqu’au Louvre, à Paris, pour contempler des pièces exceptionnelles.
Jusqu’à présent, le musée n’a pas manifesté un immense intérêt pour les expériences technologiques. Avez-vous également des projets dans le domaine numérique ?
Le Kunsthaus a créé en 2021 le Digilab, qui commande à des artistes des œuvres numériques spécifiques, accessibles au sein du musée et sur son site Web. Du point de vue muséographique, c’est un peu plus compliqué : il faut que la technologie soit utile. Il s’agit d’explorer des méthodes intelligentes qui stimulent l’interactivité. Les musées historiques et scientifiques ont développé des outils efficaces. Ce n’est pas le cas des musées d’art, où les technologies visuelles entrent en compétition avec le regard sur l’œuvre. Par chance, il existe à Lucerne un département de muséologie digitale. Il faut profiter de ce genre d’opportunités pour éviter que l’institution ne devienne un anachronisme, une sorte de dinosaure sympathique que l’on visite comme le témoin d’un temps révolu.
Vous arrivez au Kunsthaus une année après l’inauguration de son extension et alors qu’a récemment éclaté une polémique à propos de la collection Bührle et de son passé nazi. Cette polémique vous étonne-t-elle ?
C’est une collection magnifique, mais issue d’un contexte problématique, bien connu en Suisse. Il fallait s’attendre à des critiques au moment de sa présentation. Cependant, la virulence et l’intensité des réactions m’ont surprise.
On sent que les temps ont changé, et que certaines œuvres ou collections doivent être présentées avec davantage de pédagogie qu’auparavant. Vous inscrivez-vous dans cette tendance ?
Il faut vraiment s’ouvrir à la discussion. Face à ce genre de problèmes, les musées doivent être proactifs et lancer le débat, même s’il est difficile. Nous ne sommes plus ces palais de l’image qui font le prosélytisme de l’art en se mettant à l’abri des bruits du monde. Si l’on veut prendre nos responsabilités, il est nécessaire de provoquer le dialogue. Dans une société secouée par les questions d’identité, de nationalisme et de « racialité », nous devons davantage nous engager, sans pour autant adopter de position idéologique spécifique. Le grand défi qui se pose au Kunsthaus, comme à d’autres institutions, sera d’entrer dans cette zone de turbulence inhabituelle. D’autant que j’ai l’impression qu’il n’est pas encore très courant, en Suisse, que des musées d’art s’impliquent dans des sujets politiques et sociologiques. Mais nous ne pourrons pas y parvenir seuls, il faudra trouver des partenariats ailleurs dans le pays.
Certains musées accompagnent désormais les œuvres de Paul Gauguin d’explications sur l’époque et la personnalité du peintre. Celles que possède le Kunsthaus, ou celles d’autres artistes jugés aujourd’hui problématiques, doivent-elles être de même contextualisées ?
On ne peut pas tout problématiser. Il faut rester attentif aux questions contemporaines que pose l’art ancien. Interroger de manière critique l’art du passé avec notre prisme contemporain, oui. Le censurer, non. On doit questionner la réalité, l’histoire, réfléchir en termes d’éthique et de morale. Mais sans éluder la sensation de plaisir à voir des œuvres. Car, éprouver du plaisir dans un musée doit continuer à primer.