Votre projet in situ « Double Trouble » déploie des vagues d’immenses textiles translucides et colorés sur la quasi-totalité des espaces du Palais d’Iéna. Comment avez-vous préparé ce dialogue monumental et sensoriel avec l’architecture d’Auguste Perret ?
Mes œuvres tentent généralement de créer un état altéré du lieu où elles sont installées temporairement. L’idée est d’interrompre ce qui s’y passe habituellement. Parfois, je réalise une fusion avec le lieu, comme si je prolongeais l’espace en utilisant ce que ce dernier suggère. Mais d’autres fois, c’est plus conflictuel. C’est le cas du projet pour le Palais d’Iéna. Cet espace ne s’attend pas à voir arriver là des gens qui marchent dans un labyrinthe. C’est dérangeant. Je me débats comme la plupart des gens dans le monde actuel et de surcroît, je vis au Brésil, ce qui représente un degré encore plus élevé de difficultés. Je voulais que mon installation reflète cela, qu’il s’agisse d’une expérience perturbante avec l’espace, pas seulement avec l’architecture, mais avec la fonction habituelle et la vie de cet espace. Les couleurs très vives des textiles changent selon la lumière. Les dégradés ont un aspect intéressant. Ce n’est pas de la peinture parce qu’il n’y a pas de composition délibérée. Ce n’est ni une image ni un simple monochrome ou matériau, mais quelque chose entre les deux. Ces voiles sont également installés de telle sorte qu’ils refusent d’obéir à l’architecture. La structure n’est pas orthogonale, comme l’est le bâtiment. Je voulais créer une situation plus qu’une œuvre d’art, mais une situation tellement écrasante, tellement hors de notre échelle, qu’elle ne s’adapte pas non plus au bâtiment. L’installation traverse les fenêtres. L’un des rôles de l’architecture est d’être une coquille, un espace qui contient tout. Avec « Double Trouble », l’espace devient non seulement plus difficile à lire, mais vous ne pouvez pas voir l’œuvre en entier, sa totalité échappe à votre champ visuel. Si vous vous en approchez pour voir un détail, mieux la comprendre, alors vous ratez tout le reste et devez y revenir. J’ai donc beaucoup pensé à la dynamique. L’installation est faite de pièces qui peuvent être considérées comme interceptant le flux, mais vous pouvez aussi les traverser parce qu’elles restent ouvertes, et vous pouvez éventuellement les déplacer. Les gens peuvent s’y promener, comme dans une sorte de labyrinthe, pour s’y perdre.
Cherchez-vous à créer un effet particulier sur les visiteurs ?
Il y a la lumière magnifique entrant par les fenêtres, changeante tout au long de la journée, et l’air, la façon dont l’ensemble bouge, le flux. On dirait que l’espace respire, j’aime l’idée qu’il soit vivant, en quelque sorte. C’est presque un parc de sculptures, avec des colonnes qui ne soutiennent rien, et c’est pourquoi il faut intégrer les changements de position du soleil, qui fait le tour de la salle hypostyle. C’est comme un temple de la lumière. C’est pourquoi la possibilité de le perturber m’attire. L’impression recherchée est que lorsque vous entrez dans la matrice, quelque chose va se produire, vous en devenez un élément constitutif. Je ne partage pas une vision ou une forme mais plutôt une expérience. Je remplis les sens d’émotions, je joue avec notre perception du monde. Bien sûr, comme je l’ai dit précédemment, je cherche à créer de la confusion. Je ne veux pas que les gens quittent l’exposition en se sentant mieux. Les pièces que j’ai utilisées, les diagonales, ont à voir avec l’idée d’une grande confusion provoquée par les humains, par nous. C’est une pièce participative. La présence humaine est nécessaire pour activer l’espace. Il ne s’agit pas d’exprimer mon point de vue, l’essentiel est de donner un cadre, un contexte pour créer des situations entre les gens, les mettre en relation. Dans un espace vide, ils peuvent librement parler, discuter, se voir, flirter… Mais dès le moment où vous installez une surface au milieu de l’espace et dans cette position frontale qui le divise, deux personnes se positionnent de part et d’autre et il se passe quelque chose en termes de communication. Avec cette installation, les gens peuvent se voir à travers les voiles, discuter de la façon de se comporter dans cet espace, différemment que s’il était vide. Ils peuvent l’utiliser comme un grand couloir spectaculaire, comme ils le font habituellement, mais ils ne peuvent pas marcher en fonction des colonnes ou des fenêtres, ils doivent explorer une autre circonstance. Le but est de faire vivre cette expérience, mais je ne projette pas d’obtenir un résultat précis à la fin.
Vous présentez également des photographies.
« Double Trouble », c’est à la fois l’installation in situ et les photographies. Le dialogue était essentiel. Les photographies en trompe-l’œil, qui jouent avec l’échelle du lieu, viennent ajouter au trouble créé par l’installation monumentale. Je réalise des installations dans l’espace mais aussi des photographies depuis la fin des années 1990. La plupart ont été choisies parce qu’elles répondaient déjà à l’architecture du Palais d’Iéna. Au départ, je n’ai pas une formation de sculpteur ou de peintre, mais de photographe. J’utilise la photographie comme moyen d’expression en dehors de ses limites habituelles, de ce qu’elle doit être, de son échelle. Je suis revenue à un projet commencé lorsque j’étais encore étudiante en art. Il s’agissait de photographier l’intérieur de boîtes d’emballages en carton vides. J’aime ainsi particulièrement les boîtes de pâtes, parce qu’elles ont toutes des fenêtres, des lucarnes, des portes… À mes débuts, je me sentais comme ça, comme un espace intérieur vide, un peu mélancolique. C’était comme si je pouvais me projeter en eux. Ces photographies agissent comme des continuations de l’espace, leur mise à l’échelle devient une architecture dans laquelle on se projette - mentalement cette fois.
Considérez-vous votre exposition comme porteuse d’un message politique ?
L’expérience l’est, oui. Elle l’est dès le départ, parce qu’elle est liée aux relations de pouvoir. C’est l’idée du tumulte, présente dans mon travail depuis quelques années maintenant. C’est une donnée universelle, que l’on y fasse face ou non, nous sommes tous ensemble dedans, et c’est de plus en plus violent et rapide. C’est un sentiment et une réalité de plus en plus partagés, nous sommes affectés par la dégradation des choses qui nous entourent. J’ai toujours l’impression que mon travail est politique. Ce n’est pas un message ouvertement politique. Mais, à bien des égards, je pense qu’il l’est. Rien qu’être un artiste au Brésil aujourd’hui, c’est politique. Ces dernières années ont été un cauchemar. Je suis née et j’ai grandi sous une dictature. Je sais comment c’est, nous ne pouvons pas admettre que cela se reproduise. La menace ne concerne pas uniquement les Brésiliens, mais tout le monde : la destruction de l’Amazonie, des cultures indigènes… La situation est dramatique. Mon travail reflète aussi cette urgence, dans mon pays comme dans le monde.
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« Lucia Koch. Double Trouble », 18 au 28 octobre, CESE-Palais d’Iéna, 9, avenue d’Iéna, 75016 Paris. Commissaire d’exposition : Matthieu Poirier, avec le soutien du ministère de la Culture et de la galerie Nara Roesler.