Comment avez-vous commencé votre carrière ?
D’une certaine manière, ce fut la partie la plus amusante de ma vie. J’étais aux Bahamas, à Nassau, où je suis né. J’étais à l’université et travaillais comme peintre et graveur. Je faisais des centaines et des centaines de peintures à cette époque. Je ne gagnais pas d’argent, mais j’adorais la création, le processus. Puis, en 2000, j’ai déménagé aux États-Unis pour m’inscrire au département du verre de la Rhode Island School of Design. J’ai ensuite obtenu un Master of Fine Arts en sculpture à l’université de Yale en 2006. C’est ma passion qui m’a poussé à étudier. Les Bahamas ne sont pas vraiment considérées comme ayant une scène culturelle, bien qu’elles en aient une. Beaucoup de disques de Bob Marley y ont été produits, on y a fait de la bonne musique, Lenny Kravitz, etc. Il n’y a pas que la plage. J’ai grandi entouré de reggae : Peter Tosh, Bunny Wailer... Ces musiciens ont eu une grande influence sur moi, ils parlaient de ma culture. Après mes études, je me suis rendu compte que l’on y apprend des techniques, mais que l’enseignement est tellement américain ou eurocentré que l’on reste ignorant de sa propre culture. C’est alors que vous commencez à regarder d’où vous venez, les gens avec lesquels vous avez vécu... Cela m’a vraiment changé, de manière positive, mais pas seulement.
Pour vous, tout le processus a donc consisté à déconstruire ce savoir occidental, à désapprendre, à revenir à vos racines ?
Il s’agit en partie d’apprendre comment le système fonctionne, et de savoir le gérer. Et en vieillissant, on apprend à ignorer ce système, à être capable de composer avec lui. La première partie de mon parcours a consisté à subir un lavage de cerveau, puis à comprendre ce qu’il représentait. J’ai appris à apprécier ma propre histoire, mon propre peuple, et c’est ce que je fais maintenant : j’enquête sur tout ça.
Avez-vous eu des mentors ?
J’ai eu beaucoup de chance. J’ai rencontré des gens qui m’ont rappelé pourquoi je suis devenu un artiste : vous êtes un artiste parce que vous voulez être libre. Je sais que cela peut paraître naïf, mais ce désir de liberté est fondamental. Évidemment, tout le processus pour devenir artiste n’est pas en accord avec la liberté. En tant qu’artiste professionnel, vous n’êtes pas libre du tout. À un certain niveau, ce n’est pas différent que de travailler dans une entreprise. Un artiste incroyable, Michael Joo, m’a poussé à me découvrir, à exprimer ce que j’avais vraiment en moi. Et aussi Arman, le sculpteur français : j’ai passé un an avec lui à New York. Je travaillais dans son atelier, je fabriquais des châssis pour ses tableaux le soir. J’avais 19 ans, j’étais un gamin des îles. Il était en fin de carrière et m’a appris le métier, il était très généreux. Des moments comme ça vous donnent des raisons de croire. Vous ne pouvez pas décider d’être un artiste, vous êtes né pour l’être. Les personnes qui m’ont inspiré m’ont simplement rappelé qu’il fallait le faire.
Comment avez-vous conçu votre double exposition dans les galeries Perrotin et Marian Goodman à Paris ?
Le thème de cette exposition est l’invisibilité. C’est un projet au long cours, qui m’inspire constamment. En fait, il s’agit d’une trilogie. J’ai conçu cette exposition dans le cadre d’une journée, en trois phases : l’éveil, le jour et la nuit. La première exposition était l’éveil, que j’ai présentée chez Marian Goodman à New York ; le jour, c’est en ce moment chez Perrotin, puis la nuit chez Marian Goodman à Paris. J’aime l’idée des métaphores du jour et de la nuit. La lumière du jour et l’obscurité totale sont également une métaphore, car elles n’existent pas. J’ai essayé de trouver une autre façon de raconter des histoires, en chapitres, d’une exposition à l’autre.
Qu’y montrez-vous ?
Chez Marian Goodman, il s’agit d’être immergé dans un espace où l’on ne peut être dérangé par rien au monde. C’est dynamique, émouvant, il y a beaucoup d’informations, c’est un voyage dans l’histoire d’Henri Christophe – aussi connu sous le nom d’Henri Ier, qui a été le premier roi de Haïti – et sur la relation entre ce pays et la France. Chez Perrotin, c’est une enquête sur les icônes issues des endroits d’où je viens et qui me ressemblent. Je montre des sculptures en marbre. Je pense à la représentation et à ce que vous pouvez imaginer lorsque vous vivez à New York et que vous passez devant des statues dans l’espace public, qui sont toutes européennes et figurent principalement des hommes. Qu’est-ce que cela signifie pour quelqu’un comme moi, lorsque vous comprenez que votre propre histoire n’existe pas, qu’elle n’est représentée nulle part ? Et quel est l’impact humain de cette situation ? Comment y faire face ? Il s’agit de personnes et de lieux invisibles, d’histoires qui n’ont pas été racontées d’une manière qui les valorise. Pour moi, il s’agit de créer un thème permettant d’engager le dialogue, comme c’est le cas avec l’histoire d’Henri Christophe. L’idée est de comprendre ce qu’il en est de cette question aujourd’hui. Haïti souffre beaucoup. En tant qu’artiste originaire d’une île des Caraïbes, on ne peut s’empêcher de se demander : et si cela m’arrivait ?
Est-ce la suite d’« In Plain Sight » (exposition présentée chez Marian Goodman à Londres jusqu’au 24 octobre), basée sur la vie et l’œuvre de Matthew Henson, et du projet « L’Encyclopédie de l’invisibilité » ? Henson a été le premier à atteindre le pôle Nord, en 1909, mais son histoire a été négligée parce qu’il était afro-américain.
Lorsque j’étais étudiant, la glace me fascinait. J’ai découvert Henson et il m’a paru intéressant. Mais on ne voit jamais de statue de lui, alors on se demande : qui est ce type ? Je suis allé au pôle Nord pour tourner un film, et j’ai compris à quel point il est difficile de s’y rendre. Imaginez au début du XXe siècle pour une personne comme lui ! C’est là qu’a émergé mon envie de travailler sur l’invisibilité. Comment un tel individu a-t-il pu aller là-bas, réaliser un tel exploit, à cette époque et dans ces conditions, puis être totalement oublié, sans laisser aucune trace dans l’histoire ? L’idée de l’invisibilité est encyclopédique, c’est-à-dire qu’elle est multiple, ce n’est donc pas une histoire unique. L’objectif de mon œuvre est d’amener le public à réfléchir par lui-même. Pour que nous commencions à créer ensemble cette histoire. À mes yeux, c’est ça l’art : faire prendre conscience aux gens de ce qui manque dans l’histoire, du fait que certaines personnes sont restées invisibles. La peinture et tout le travail artistique sont juste un moyen de parvenir à cette prise de conscience, de susciter la curiosité, d’instaurer un dialogue sur la souffrance humaine...
Pensez-vous que le regard que nous portons sur l’histoire est en train de changer, en un sens davantage pluriel ? Et voyez-vous votre travail comme un moyen de contribuer à cette évolution des mentalités, à un mouvement global en faveur de la diversité, comme le font d’autres artistes ?
Je l’espère, mais pour moi, c’est surtout une question humaine. Il ne s’agit pas d’être noir, asiatique... C’est quelque chose dont nous devrions tous nous préoccuper, comme c’est le cas pour des questions telles que l’esclavage, le genre, la façon dont nous traitons les animaux, le changement climatique, etc. Tout est lié. En définitive, l’égalité des droits et la justice ont à voir avec la condition humaine, et avec ce que nous pouvons faire pour l’améliorer. Lorsque je crée une œuvre, je m’adresse à vous, mais je parle aussi en votre nom. Nous sommes pareils.
Vous vous intéressez également à la science, de la conquête de l’espace à la question du climat. Vous avez créé l’Aerospace and Sea Exploration Center (Basec), une réponse à la Nasa pour les Bahamas. D’où vient cet intérêt ? En quoi la rencontre entre la création artistique et la connaissance scientifique est-elle à vos yeux un terrain fertile ?
Je pense que la science et l’art se rencontrent dans un espace appelé expérimentation. C’est, à nouveau, une quête de liberté. Cela demande beaucoup d’engagement. C’est drôle car cela engendre une collision de tant de personnalités différentes en une seule personne... Il s’agit simplement d’essayer des choses. Certains créateurs que j’admire étaient comme ça : Miles Davis, Fela Kuti... La science n’est pas très douée pour raconter des histoires, pour communiquer ; l’art n’est pas souvent doué pour synthétiser, pour parler au reste du monde. Donc, les deux vont bien ensemble. Quand vous grandissez dans un petit endroit sans ressources, vous ne pouvez pas comprendre le langage sans l’art, ou un système sans la science. J’ai donc commencé à m’intéresser aux deux très tôt. J’ai toujours considéré qu’ils étaient intimement liés. Mon île est petite, je me sentais claustrophobe ; la science et l’art étaient des moyens d’aller au-delà de ses frontières. Et de m’évader à travers l’imagination. Toute mon enfance a consisté à lire les étoiles, à naviguer sur un petit bateau, à essayer de repousser les limites, physiquement mais aussi métaphoriquement. J’aimais en outre perturber les attentes car, dans les années 1990, personne ne s’attendait à une rencontre entre la science et l’art. Maintenant, je veux la faire accepter comme la nouvelle norme. C’est la tendance générale que nous observons : les champs sont plus ouverts, tout est plus transversal, les murs tombent. Beaucoup de gens qui sont allés à l’université ne travaillent pas dans le domaine qu’ils ont étudié.
Comment définiriez-vous votre approche en tant qu’artiste ?
C’est l’esprit de Haïlé Sélassié, une façon d’aborder ce qui m’intéresse en tant qu’être humain. Mais, en fin de compte, c’est une sorte de manière panafricaine de penser aux ancêtres, de leur rendre hommage, à toutes les voix qui ont parlé pour nous permettre de partager l’espace les uns avec les autres. Tout ce que je conçois vient de ces structures de base. Cela fait de moi un artiste de cette lignée. Je pense aux pionniers et aux militants qui m’ont précédé. C’est une plateforme qui me permet de parler de toutes les choses qui m’intéressent.
Quels sont vos prochains projets ?
Je travaille actuellement à un documentaire sur la vie de Marcus Garvey [leader jamaïcain surnommé le « Moïse noir » et précurseur du panafricanisme]. Il a été un pionnier pour parler de l’expérience africaine en Occident. Pour moi, c’est un chapitre fascinant de l’histoire. Une fois encore, il s’agit de rendre hommage à de grandes figures qui sont passées par là.
« In Total Darkness », 15 octobre-26 novembre, galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, 75003 Paris (accès en prenant rendez-vous sur le site)
« In Broad Daylight », 15 octobre-17 décembre, Perrotin, 76, rue de Turenne, 75003 Paris