Quand vous étiez enfant, votre mère dirigeait le musée des Arts décoratifs de Bordeaux. L’art était-il important pour vous ?
À l’époque, les enfants n’étaient pas beaucoup mêlés à ce que faisaient les grandes personnes, ce n’était pas comme aujourd’hui ! Puis, vers l’âge de 12 ans, j’ai vu une exposition de Vassily Kandinsky au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, qui m’a beaucoup marquée. Et l’été de mes 13 ans – alors que la plupart des enfants partaient en colonie de vacances –, ma mère m’a emmenée en Italie, où elle allait tous les ans. J’étais seule avec elle. En descendant vers la Toscane, nous nous sommes arrêtées à Ravenne. J’aimais le fait que les mosaïques en verre soient liées à l’architecture. Puis à Florence, bien sûr, nous avons regardé Sandro Botticelli et Piero della Francesca aux Offices.
Qu’est-ce qui vous a conduite à votre propre pratique ?
Le hasard ! Je n’ai pas fait d’études, j’ai quitté la maison à 18 ans. J’avais envie de couper avec ma famille et ma culture, alors je suis partie voyager en Afrique avec un ami : six mois au Gabon et six mois en Afrique de l’Ouest – Cameroun, Bénin, Togo, Mali. En rentrant, je n’avais pas envie d’entreprendre des études. L’année suivante, je suis donc partie en Inde, comme beaucoup de gens de ma génération, puis en Australie, en faisant des petits boulots pour gagner ma vie. Un ami qui était à l’École des beaux-arts de Bordeaux m’a donné l’idée de passer le concours, que j’ai obtenu. Mais j’avais déjà fait beaucoup de choses avant, alors cela ne me convenait pas, j’y suis restée deux mois. Ensuite, j’ai saisi une occasion de devenir jeune fille au pair à Rome. Tous les matins, les enfants étaient à l’école, et je pouvais dessiner. Au bout de quelque temps, même si je trouvais que Rome était une ville extraordinaire, je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire là-bas. J’ai décidé de rester en Italie et de rejoindre Milan, où j’ai tout de suite rencontré les bonnes personnes. Sur les conseils du garçon qui était mon petit ami à l’époque – et qui l’est toujours ! Il s’agit de l’architecte et designer anglais George Sowden –, j’ai commencé à dessiner des tissus. En France, on est élevé avec l’idée que, sans diplômes, on ne peut rien faire. Alors, j’avais du mal à croire que je pouvais gagner ma vie en dessinant !
Vos voyages vous ont-ils beaucoup inspirée ?
Tout ce que je fais est inspiré de ce que je vois ! En Afrique, la façon dont les gens s’habillent est magnifique. Leur façon de porter des couleurs, de raconter des histoires à travers des motifs est complètement différente de la nôtre.
Comment le lien s’est-il fait avec le groupe Memphis ?
Lorsque Ettore Sottsass a proposé à George Sowden de rejoindre Memphis, George m’a invitée à décorer les surfaces des pièces qu’il concevait. Et comme cela leur a plu, j’ai commencé à réaliser des pièces moi-même. Rencontrer ce groupe, alors que j’étais si jeune était une chance folle. Ils m’ont montré leurs productions pour l’entreprise Olivetti, qui sont devenues très importantes pour moi. Leurs sources d’inspiration n’étaient pas académiques, c’étaient les périphéries du monde, qui m’avaient également frappée et fait naître mon propre désir de participer à la modernité de mon époque.
On parle beaucoup de la place des femmes aujourd’hui. Vous étiez la seule femme du groupe Memphis…
Pour moi, cela n’a jamais été un sujet !
Qu’est-ce qui vous a plu à Milan ?
Jusque-là, j’avais eu le goût des choses exotiques ou des choses du passé. À Milan, j’aimais le fait que ce ne soit pas un endroit beau à première vue, la modernité de la ville m’attirait.
Vous avez passé six ans avec le groupe Memphis. Comment avez-vous pris le tournant de la peinture ?
Memphis n’était pas un bureau ni ne représentait un travail fixe. Chacun travaillait dans sa cuisine, et nous nous voyions de temps en temps pour décider de la nouvelle collection. Sottsass est parti le premier, puis le groupe s’est dissous. Mais je faisais déjà beaucoup d’autres choses en parallèle, et j’ai commencé la peinture. En 1987, j’ai compris que je devais choisir, et j’ai cessé mon activité de designer. Assez ignorante des principes de la modernité, j’ai d’abord peint des scènes de mythologie inventées avec des personnages. On sent l’influence des motifs de Memphis. Puis, vers 1990-1991, je me suis mise à peindre de petits paysages domestiques avec des objets du quotidien, des verres, des marteaux, des tournevis, des tasses… Peu de choses naturelles, à part des oranges – parce que c’est si beau.
Vous avez ensuite construit de petits objets ou des reliefs… un retour à la troisième dimension ?
À partir de 2003 ou 2004, je me suis mise à modifier les choses que je fabriquais : j’ai peint des bouteilles, je leur ai ajouté des morceaux de bois coloré, et j’ai réalisé des constructions comme on en voit dans l’exposition à la villa Savoye. Personne ne les identifiait parce qu’elles sortaient de mon imaginaire. C’étaient des natures mortes, un genre qui m’a toujours attirée.
Vous regardiez Giorgio Morandi ?
Qui ne regarde pas Morandi ! Oui, bien sûr, mais pas plus que les autres artistes du Novecento italien : Giorgio De Chirico, Alberto Savinio… Je regardais aussi la peinture étrusque et la peinture de l’Antiquité romaine. Les artistes modernes qui m’ont intéressée ont en général eux-mêmes regardé la peinture antique.
Vous passez en permanence de la deuxième à la troisième dimension et vice versa. Pourrait-on dire que c’est par la peinture que vous êtes revenue à des objets ou des reliefs, qui sont eux-mêmes d’une certaine façon des peintures ?
Les objets sont d’abord nés en tant que modèles pour les peintures. Puis, comme ils me plaisaient, j’ai décidé de les faire exister pleinement.
Lors d’une exposition collective au Palais de Tokyo, à Paris, vous avez montré des petits théâtres… L’exposition semble être pour vous un médium à part entière.
Il y avait beaucoup de peintures. J’avais aussi réalisé des cabines, des dispositifs qui aident à l’exposition, comme j’en faisais depuis 1999. Trois grandes cabines permettaient de montrer des peintures hors du contexte d’une exposition, ce qui m’a toujours plu. Le projet est né très rapidement. Dans la première cabine, j’avais installé des choses que j’aime, des reproductions d’œuvres d’artistes amis. On naît toujours de rencontres… La deuxième cabine était un petit théâtre de formes monochromes, avec l’extérieur peint d’une sorte de motif écossais. Ensuite, il y avait deux grandes peintures à l’encre d’architectures et de paysages métaphysiques reliés par des dessins abstraits. La dernière cabine abritait des totems, auxquels j’étais en train de travailler par ailleurs.
À Poissy, c’est la villa elle-même qui vous sert de support d’exposition.
Tout à fait. Quand je suis venue ici, j’ai aimé que cela ne soit pas trop grand, et j’ai appris à apprécier cet endroit, ces fenêtres qui font des tableaux dans la maison. Dans la mesure où je ne pouvais rien accrocher aux murs, j’ai conçu des pièces autoportantes, des œuvres qui vont bien ici. Nous étions d’abord allés voir la villa Cavrois, dans le nord de la France, mais je me sentais incapable d’y faire quoi que ce soit. J’aime les jeux de couleurs de la villa Savoye, et le fait que ce soit le contraire d’un endroit parfait me plaît. Je prends plaisir à installer des choses, à les améliorer, y compris des choses qui ne sont pas de mon goût.
On a l’impression que l’exposition se déplie au fil de la visite : les tableaux entrent les uns dans les autres et, à la fin, il n’y a plus qu’une seule image…
Oui, c’est une exposition amusante à photographier !
Et pourquoi ce titre, « Chez eux » ?
Je me suis aperçue que tout ce que je pouvais faire dans ce lieu, c’était le meubler : chez eux…
N’avez-vous jamais choisi entre l’abstraction et la figuration ?
Quand j’ai arrêté mes créations pour Memphis, qui étaient assez abstraites, j’ai eu envie de travailler les images de l’imagination (les scènes avec des personnages), puis j’ai commencé à fabriquer des scènes avec des objets et à les représenter de façon précise. J’ai aimé construire les ombres, la lumière, les formes, l’espace entre les choses… C’est ce sur quoi je me suis concentrée pendant vingt ans, et je crois que l’abstraction est venue de là.
En 2008, je ne vendais rien et n’avais plus d’espace pour créer. Je me suis mise à faire des choses sur papier et sans modèle, avec de la peinture à l’huile. Je me sentais très libre.
Vous avez dit, lors d’une ancienne conversation, que vous considériez le réel comme « un catalogue dont le moindre élément peut être transformé et transporte dans un autre univers ». Que vouliez-vous dire ?
Oui, c’est vrai ! Cela fait référence à l’observation et à la fantaisie.
Comment avez-vous rencontré le responsable de la galerie de Hong Kong qui vous a représentée pendant près de vingt ans ?
Il a été la première personne avec qui j’ai travaillé et la seule de 1988 à 2008. Peindre a été le coup de chance de ma vie. Il avait vu mon travail dans une petite galerie à Amsterdam, par le biais d’un ami designer hongrois. Je commençais à peine. Il tenait une élégante galerie de design à Hong Kong, LeCadre Gallery, et collaborait avec The Redfern Gallery, une galerie historique de Cork Street, à Londres. Son soutien me permettait de vivre et d’avancer dans mon apprentissage de la peinture. C’est en peignant que j’ai appris à peindre. À l’époque, Hong Kong n’était pas un endroit à la mode. J’y suis allée pour la première fois en 1992, c’était une ville bruyante, les gens étaient là pour faire de l’argent. Ils voulaient acheter des choses qui les faisaient voyager, et mes natures mortes ont été bien reçues. J’ai donc continué à travailler sur la notion d’harmonie… cela non plus n’était pas à la mode !
Dans les années récentes, le premier à s’être penché sur votre travail a été Luca Lo Pinto, qui était commissaire d’exposition à la Kunsthalle de Vienne. Une rencontre déterminante, n’est-ce pas ?
L’exposition qu’il m’a proposée [15 juillet-20 novembre 2016] a tout changé pour moi. Je me suis rendue compte que mon travail intéressait les plus jeunes, davantage que les gens de ma génération. Fin 2015, Pierre Leguillon m’avait aussi invitée à participer à un workshop à Genève et à une exposition à Sérignan – où j’ai actuellement une exposition personnelle. Puis j’ai rencontré Omar Sosa, un Espagnol qui édite le magazine Apartamento. Il voulait publier un livre sur l’ensemble de mon travail, design et peinture, ce dont je n’avais pas envie.
Mais j’ai accepté de faire un autre livre, sur mes créations en design entre 1981 et 1987, Don’t Take these Drawings Seriously [Powerhouse Books, 2015]. Cela m’a permis de ressortir beaucoup de dessins des années 1980 que je n’avais pas regardés depuis très longtemps, et de faire le point sur mes peintures. J’ai aussi commencé à penser différemment l’installation de mes objets.
Comment avez-vous rencontré Yvon Lambert, le commissaire de l’exposition à la villa Savoye ?
En 2012, j’ai rencontré Bruno, le libraire de la galerie Yvon Lambert, à Paris, où le magazine Apartamento avait été lancé, et il m’a proposé une petite exposition de dessins. Ensuite, j’ai émis le projet d’une publication tirée à très peu d’exemplaires, comme j’en fais souvent. Yvon s’occupait de choses qui n’avaient rien à voir avec ma pratique. En 2016, à la librairie toujours, nous avons présenté le livre Don’t Take these Drawings Seriously avec une exposition de dessins des années 1980, et cela a très bien marché. Yvon a commencé à regarder mon travail. Puis, un jour, nous avons déjeuné ensemble au restaurant, et il y a eu un déclic.
Le contexte d’une librairie résonnait bien avec le design, n’est-ce pas ?
En effet. Après mon exposition à Vienne, j’avais commencé à travailler avec des galeries importantes, et le prix de mes œuvres a beaucoup augmenté. Le fait de pouvoir continuer à vendre des sérigraphies et des publications à des prix abordables me plaisait bien. Je ne cherchais pas à être représentée par une galerie en France, je suis partie depuis si longtemps, je suis devenue italienne…
En France, vous avez aussi travaillé au CRAFT (Centre de recherche sur les arts du feu et de la terre) à Limoges.
Dans les années 1980, bien avant de diriger le CRAFT, Nestor Perkal avait une galerie à Paris, où George Sowden et moi avions fait une exposition. Il a été l’un des premiers à vendre ce genre de design à Paris. Nous sommes devenus amis. Et quand il a pris la direction du CRAFT [en 1993], il m’a proposé de venir.
Qu’en est-il de vos collaborations avec des marques ? Continuez-vous aujourd’hui ?
J’avais été contactée en 2019 par un éditeur de carreaux de céramique, Mutina, à Fiorano Modenese, pour faire un projet artistique. Le directeur invite chaque année un artiste, pour lequel il organise une exposition. J’ai fait des monuments en briques. Ils m’ont demandé de créer une collection de carreaux, puis des paysages en céramique, auxquels j’ai ajouté des animaux en céramique que j’avais conçus dans les années 1990. Ce n’est pas exactement du design ni de la peinture.
Et vos collaborations avec Les Olivades, par exemple ?
En 2006, Miu Miu Prada a créé toute une collection de vêtements inspirée de mes tissus sans que je le sache. Je me suis rendue compte que c’était très bien qu’elle remette à la mode ce que j’avais fait. Ensuite j’ai été sollicitée par American Apparel – c’était la période à laquelle j’ai commencé à faire des tableaux abstraits.
En 2015, lors d’un workshop à l’Ecal [École cantonale d’art de Lausanne], j’ai rencontré le designer Antoine Boudin, dont la famille est propriétaire des Olivades. Il m’a proposé de travailler avec eux. Or, la famille de mon père, originaire de Neuchâtel en Suisse, pratiquait l’indiennage à la fin du XVIIIe siècle, comme Les Olivades. J’ai toujours aimé les tissus provençaux, leurs histoires de métissage et de dessin qui voyagent et se transforment, comme sur les tissus africains. Cela m’a beaucoup amusée. Et puis, surtout, tout se nourrit.
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« Chez eux. Carte blanche à Nathalie Du Pasquier », 10 juin-25 septembre 2022, villa Savoye, 82, rue de Villiers, 78300 Poissy.