Vous avez participé à « Face à l'Histoire (1933-1996) » et « elles@centrepompidou» à Paris. Radicants présente votre première exposition personnelle, dans la capitale, depuis plus de 22 ans. Comment l'avez-vous concue?
J'expose à la fois des tableaux, des dessins et des carnets en français, en anglais et en hébreu. Nicolas Bourriaud a très tôt été attiré par mon travail, il trouvait que cela ne ressemblait à rien de connu - hier comme aujourd'hui. Il avait écrit un texte pour le catalogue de mon exposition personnelle au musée de Calais (1988). Il a suivi mon travail depuis, en rédigeant notamment un autre texte pour mon exposition à Saint-Pétersbourg (2013), et il m'a demandé de faire l'exposition inaugurale de son nouvel espace parisien. Pour ce projet, il a sollicité la commissaire Noam Segal, une Israélienne qui vit à New York. Dans mon cas, la peinture est un très long processus. C'est couche après couche, en transparence, pendant des années. Je ne travaille pas pour un projet, en vue d'une exposition à telle date, dans tel endroit. C'est la peinture qui décide quand elle est terminée. J'ai choisi de présenter des œuvres réalisées durant les cinq dernières années dans mon atelier à Tel Aviv. J'ai aussi sélectionné des carnets et des dessins, qui accompagnent ma peinture comme des œuvres d'art à part entiere.
L'exposition donne à voir différentes facettes de votre travail : peinture, dessin, écriture. Les concevez-vous comme un tout ?
À mes yeux, il s'agit du même univers, cela s'inscrit en parallèle, dans une continuité. Les carnets font partie de l'œuvre, les dessins partent des mêmes couches premières qui demandent une élaboration, des sujets qui occupent toute ma vie. On peut approfondir l'abstraction dans l'art et la pensée à partir d'une goutte d'eau, de très peu de motifs. On peut évoluer, effacer, dévoiler, couvrir et découvrir en transformant la lumière, l'ombre, la couleur, les taches, les formes. Avant tout, je voulais faire de la peinture. Je mets dans mes œuvres ce qui traverse mon corps, ma psyché, mon âme, mon esprit. Dès 1985, j'ai compris que ma peinture reflétait mon rapport au monde et que j'allais mettre des années à l'élaborer, le formuler à l'écrit. Le travail de compréhension théorique s'est fait a posteriori, après la pratique artistique, puis en parallèle - il est toujours en cours. Je peins plusieurs heures chaque jour. La nuit est consacrée à l'écriture. Dans les deux cas, je suis tantôt en souffrance, tantôt j'éprouve de la joie.
Théoricienne du féminisme, vous avez inventé et élaboré la notion d'« espace matriciel ».
J'utilise un langage poétique et philosophique entrelacé dans mes carnets, à partir de mes œuvres picturales - par exemple des traces imaginaires qui disparaissent, un matériau à la fois réel et symbolique, présent et qui s'efface. La théorie est un volet distinct de mon activité. Connaître mon travail de recherche n'est pas un prérequis pour comprendre ma peinture ; c'est une autre dimension. Il suffit de regarder. J'ai développé le concept d'« espace matriciel » (ou « espace matrixiel ») dès 1985. Il s'agit de coémergence, de « com-passion » entre l'artiste et le matériau, le sujet et l'autre sujet, le sujet et l'objet. L'affect est essentiel dans mon approche, tout ce que nous sentons autour de nous lorsque notre ressenti est engagé, et dont nous devons prendre soin. C'est l'idée d'un tissu, d'une corde sensible en nous, ce qui vibre et nous relie à une chaîne musicale partagée, un espace fluide, un entre-deux qui fait écho au féminin archaïque. C'est ma façon de repenser notre environnement et l'être humain en tant qu'« être vers la naissance » à la fois érotique et maternelle, dans un monde qui a hérité d'une catastrophe, qui cherche à donner du sens à la valeur de l'humanité après le traumatisme et après la perte de confiance en l'humain.
Le XXIe siècle sera « féminin-matriciel » - ou il ne sera pas. J'ai développé des processus artistiques qui reflètent des aspects différents des temps et espaces matriciels. Ma peinture est faite de transparences de différents médiums. Pigments et cendres, mots et lignes, images transmises et inventées - les éléments sont indéfinis, et pour autant ces nuances créent un espace suggérant une profondeur non perspectiviste, remettant en question l'idée moderniste de surface. Mes tableaux sont peints à l'huile, mais on les sent bouger comme un hologramme. Dans « espace matriciel », les notions de féminin et de maternel, mais aussi de sujet, de sexualité, d'Eros et Thanatos et le passage de « réponse-abilitée » à la « responsabilité » prennent un nouveau sens. J'ai voulu créer un espace aux marges, en rupture avec une vision phallique. En art, l'esthétique est pour moi indissociable de l'éthique. L'émerveillement mène aux idées.
Votre peinture, hantée par la Shoah, est aussi « une peinture d'histoire qui n'évoque jamais le passé », pour reprendre les termes de Nicolas Bourriaud.
Il s'en explique dans ce texte : « Elle ne peint ni l'holocauste, ni la guerre, mais les traumatismes qu'ils ont générés. Elle peint à la fois le présent de l'Histoire et le processus d'effacement de la mémoire [...], c'est une étude générale du choc. Le trauma est une blessure subie par l'organisme, et le traumatisme est la trace qui en résulte. Elle peint donc des images-conséquences, floues, vaguement irréelles, tels ces souvenir-écrans qui surgissent dans une cure psychanalytique. [...] Bracha L. Ettinger figure ainsi la dilution progressive des images mentales qui nous relient au passé, la mémoire en tant qu'elle s'efface. »*
Mes tableaux de la série Eurydice, dont les premiers remontent à une quarantaine d'années, ont pour image de base des femmes et leurs enfants mis à nu avant d'être fusillés, en Ukraine, pendant la Seconde Guerre mondiale. À l'époque, suivant la préconisation de Theodor W. Adorno, un tabou existait concernant l'évocation de telles images. Tout le propos de Claude Lanzmann concernant l'esthétique de son film Shoah indiquait ce tabou. En partant du silence de mes parents concernant le sort de mes ancêtres, leurs parents, et en me confrontant à ces fantômes dans l'instant
présent, en essayant de saisir la diffraction de leurs traces, j'œuvre chaque jour à créer de la beauté sans occulter cette violence, en la prenant en compte pour transformer l'avenir.
J'utilise ainsi comme matériau premier des images qui me hantent. Mais ce sont déjà des images transformées, flottantes, des traces travaillées selon certaines techniques de mon invention, avant même de commencer à peindre, afin qu'elles se transforment en poussière ; dès que je les touche, cela disparaît. C'est mon travail, ensuite, qui les fait réapparaître. Une relation singulière à l'inconscient à travers la langueur, l'oubli, la diffraction, apparaît dans les processus. De la mémoire de qui s'agit-il lorsque l'on s'empare de telles images ? L'expression n'est pas ce qui fait art. Le travail abstrait de l'inconscient profond construit une « événement-rencontre » où se rejoindre, c'est aussi témoigner.
Ces dernières années, j'ai créé le mot « Carriance » pour composer l'idée de prendre soin. C'est aussi une des fonctions de la peinture, comme de la psychanalyse. Mes tableaux sont habités par des processus de renaissance, qu'il s'agisse de la figure d'Eurydice ou de l'Ange, en référence à la fascination de Walter Benjamin pour l'Angelus Novus de Paul Klee. Je crois profondément que l'art visuel, comme la poésie, permet ces « co-naissances », au sens de découvrir mais aussi de « re-co-naître » ensemble, de formuler un langage musical qui permet d'être sensible tout en surmontant le trauma. Il ne s'agit pas de revenir en arrière, mais d'imaginer un univers construit autrement, avec ce vécu, dans le présent, sans céder à l'envahissement des images qui nous bombardent sans cesse jusqu'au nihilisme.
Il est plus difficile de créer de la nouveauté, d'inventer dans une technique aussi ancienne que la peinture à l'huile, où il semble que tout a déjà été fait, qu'en faisant appel aux dernières technologies. Exposer mon travail dans un nouvel espace tel que Radicants est une forme de déclaration d'intention, l'affirmation que la pratique de l'art est indispensable pour ouvrir des possibilités symboliques, théoriques et éthiques. Le poème Radia, Matrix de Paul Celan me vient à l'esprit. Il me semble que Radicants aspire à exposer des artistes dont le travail, quel que soit le format qu'ils utilisent, renouvelle notre esprit par l'ouverture à des possibilités inattendues; à montrer les liens entre art et théorie; montrer que des approches artistiques permettent de changer notre façon de penser les relations entre les êtres et les éléments ainsi qu'entre l'esthétique, l'éthique mais aussi le politique.
« Bracha Lichtenberg Ettinger », Radicants, 18 rue Commines, 75003 Paris. L'exposition sera fermée du 1er au 19 août, et rouvrira le 22 août.
* Ce texte est extrait du catalogue, publié à l'occasion de l'exposition, dans lequel figurent également des contributions de Noam Segal, Amelia Jones, Jean-François Lvotard, Precious Okovomon et Bracha Lichtenberg Ettinger.