Aux grandes fins, les grands moyens. Quelques jours avant l’ouverture publique du Nasjonalmuseet, le 11 juin 2022, dans le quartier animé d’Aker Brygge, à Oslo, sa directrice d’origine danoise, Karin Hindsbo, historienne d’art et précédemment rédactrice en chef du magazine d’art contemporain Øjeblikket, ne cachait pas son enthousiasme, allant jusqu’à qualifier de « jour historique » l’inauguration du nouveau Musée national de Norvège – désormais le plus important de Scandinavie. Le bâtiment flambant neuf, il est vrai, impressionne, tant par la sobriété des lignes, la qualité des matériaux (façade en ardoise norvégienne, planchers en chêne, éléments en bronze), que par le soin apporté au moindre détail. Cette exigence a un coût : 6,1 milliards de couronnes norvégiennes, soit l’équivalent de 590 millions d’euros. La partie supérieure, le Light Hall, une longue barre couverte de marbre blanc, se mue, lorsqu’elle est rétroéclairée, en néon posé dans la nuit du Nord, lui donnant un petit air de Tate Modern londonienne. Les architectes allemands Kleihues + Schuwerk ont créé là l’une des plus belles terrasses d’Oslo, avec vue imprenable sur l’hôtel de ville, le fjord et le départ des ferrys, à quelques encablures de l’Astrup Fearnley Museet for Moderne Kunst, le musée privé d’art contemporain dessiné en 2012 par Renzo Piano pour le collectionneur Astrup Fearnley.
Dans une capitale verte à échelle humaine, où le vélo est roi aux côtés du tramway et des véhicules propres Tesla qui sont légion (taxis compris), le Nasjonalmuseet a été conçu pour réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 50 % par rapport aux normes de construction actuelles. L’édification de cet écrin luxueux de 54 600 m2, dont 13 000 m2 d’espaces d’exposition, aura nécessité un long développement depuis le lancement du projet en 2003, suivi du choix de l’emplacement en 2008. Initialement prévue en 2020, l’ouverture a été bouleversée par l’irruption de la pandémie.
6 500 pièces d'art, d'architecture et de design
Le nouvel édifice réunit les collections précédemment réparties dans quatre musées d’Oslo (Nasjonalgalleriet, Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design, Nasjonalmuseet – Arkitektur et Museet for samtidskunst [musée d’Art contemporain]) en un curieux mais stimulant mélange des genres ayant pour point commun l’histoire et la culture nationales, ainsi que l’ouverture sur le monde. Au total, quelque 6 500 pièces d’art, d’architecture et de design couvrant une période de trois mille ans sont présentées sur deux étages, au fil de 86 salles – le fonds du musée ne compte pas moins de 400 000 pièces. La présentation chronologique donne autant à voir des artefacts illustrant des savoir-faire où l’artisanat se fait art, sur le modèle du département des Arts & Crafts du Victoria & Albert Museum, à Londres, que des ensembles d’œuvres de l’Antiquité à nos jours, grâce à une scénographie élégante et contemporaine. Si l’accrochage ravit l’œil des visiteurs étrangers familiers des grandes institutions internationales, les Norvégiens devraient trouver quant à eux, dans la découverte de la plus importante collection du pays, matière à revisiter, non sans fierté, leur patrimoine. En valorisant en un lieu unique des trésors jusqu’à présent dispersés, l’ambition est aussi de faire évoluer le regard sur le pays, mieux connu pour sa nature préservée ou la pêche au saumon que pour la création artistique.
Dès le vaste hall d’entrée du rez-de-chaussée, une installation de crânes de rennes de l’artiste Máret Ánne Sara, exposée cette année dans le Pavillon sami, à la Biennale de Venise, donne le ton. Les salles consacrées au design présentent un ensemble riche et hétéroclite d’avant 1900, puis du tournant du xxe siècle – la Norvège, qui s’émancipe du Royaume de Suède en 1905, cherche alors à créer sa propre identité nationale – jusqu’à nos jours. Des portes d’église en bois sculptées (1100-1200) côtoient la tapisserie de Baldishol, l’un des rares exemples antérieurs à 1200 encore existants en Europe. Plus loin, aux vitrines mettant en scène les robes portées par les reines Maud et Sonja succède une reconstitution ludique du grand magasin Steen & Strøm, le premier ouvert à Christiana (l’ancien nom d’Oslo) en 1874. La section fait voyager : des trolls représentés sur des meubles polychromes à une spectaculaire corne à boire viking en chêne et argent en forme de dragon, sans omettre – plus attendu, mais réservant quelques jolies découvertes – l’excellence du design scandinave, avec des sièges signés Bjørn Engø, Kjell Richardsen, Arne Jacobsen, ou encore la lampe Little Sun d’Olafur Eliasson.
Un parcours chronologique
La présentation de la collection, au deuxième étage, suit, elle aussi, un parcours découpé par périodes : de 1500 à 1900, de 1900 à 1960, de 1960 à aujourd’hui. Nuit d’hiver dans les montagnes (1914) de Harald Sohlberg, élu tableau préféré des Norvégiens, voisine avec les paysages d’autres gloires nationales, tels Johan Christian Dahl et Thomas Fearnley. Vue de l’Exposition universelle de Paris, 1867 d’Édouard Manet, Étretat sous la pluie de Claude Monet, Paysage en Bretagne de Paul Gauguin, Nature morte de Paul Cézanne, Toilette du matin d’Edgar Degas, La Danaïde en bronze d’Auguste Rodin... l’influence des artistes français, notamment ceux installés à Paris, épicentre des arts, sur les artistes norvégiens est mise en évidence dans plusieurs salles, où sont également exposés un portrait d’Albert Marquet par Henri Matisse – qui trouve son alter ego dans un portrait de garçon du Nordland (Nordlandsgutt, 1910) par Jean Heiberg – et Ménage de pauvres de la période bleue de Pablo Picasso, pour ne citer qu’eux.
Ailleurs, une grande Composition (1920) de Thorvald Hellesen évoque Fernand Léger ; Jesus som 12 åring i templet (Jésus à 12 ans au temple) (1929) d’Aage Storstein fait écho à une Guitare cubiste de Picasso. L’art abstrait n’est pas en reste. À la suite des modernes, on contemple ici des œuvres du Danois Asger Jorn ou des Norvégiens Gunnar S. Gundersen et Anna-Eva Bergman, là des pièces d’art cinétique et d’op art où Odd Tandberg vibre à côté de Victor Vasarely, Carlos Cruz-Diez, Jesús Raphael Soto ou encore Bridget Riley. Une salle entière présente Blikk (Regard), première installation multimédia créée en Norvège en 1970 par Irma Salo Jæger, Sigurd Berge et Jan Erik Vold. L’arte povera est tout autant représenté par ses grandes figures : Giulio Paolini, Jannis Kounellis, Michelangelo Pistoletto... On y apprend que Bård Breivik serait l’auteur de la première œuvre de land art en Norvège, en 1970 également, sur l’île de Stord, près de Bergen.
Un vaste espace à part, « The Pillars », dévoile la collection de la famille Fredriksen, rassemblant des pièces datées de 1920 à nos jours, dans laquelle figurent notamment Louise Bourgeois, Agnes Martin, Helen Frankenthaler, Georgia O’Keeffe, Lynette Yiadom- Boakye, ainsi qu’une monumentale installation textile de Sheila Hicks.
Au registre des œuvres iconiques, le Nasjonalmuseet présente une version du Cri (1893) d’Edvard Munch – sa Joconde – dans une salle célébrant le maître norvégien à couper le souffle. Jeunes filles sur un pont, Clair de lune, La Madone... On pourrait rester des heures à contempler pareils chefs-d’œuvre. La visite de cette salle est un passage obligé pour compléter celle du MUNCH, nouvelle institution intégralement dévolue à l’enfant du pays. Dans le vaste lounge donnant sur la cour intérieure du musée, le splendide Wall Drawing#839 de Sol LeWitt se déploie sur la surface entière d’un mur.
À tout seigneur, tout honneur, le Light Hall accueille pour l’ouverture ( jusqu’au 11 septembre) « I Call It Art », une exposition rassemblant 147 créateurs norvégiens, âgés de 22 à 79 ans. Inégal, l’ensemble n’en met pas moins en exergue la diversité des thématiques abordées par les artistes vivants, ainsi que leurs pratiques, de la peinture, la sculpture et la vidéo à l’installation en passant par la performance. Le musée annonce des têtes d’affiche pour ses prochaines expositions : Grayson Perry, Louise Bourgeois et une commande passée à Laure Prouvost en 2023 ; Mark Rothko et Frida Kahlo en 2024.
Avec cette ultime pièce maîtresse sur l’échiquier de son offre culturelle – après l’Opéra inauguré en 2008, dessiné par le cabinet d’architectes Snøhetta, et, en face sur le fjord, le MUNCH ouvert l’an dernier –, la capitale norvégienne se dote d’un indéniable atout. Objectif : attirer un million de visiteurs par an. Et faire d’Oslo une destination à part entière et non plus uniquement une étape sur la route des paysages féeriques du pays de Peer Gynt. Le pétrole a transformé la modeste région nordique en nation riche ; la transition écologique en cours rebat les cartes. L’enjeu pour la Norvège consiste aujourd’hui à se positionner en pôle touristique et culturel. Le nouveau Musée national devrait y contribuer.