Comment avez-vous conçu cette exposition « Sodade », un titre inspiré de la chanson cap-verdienne des années 1950, popularisée par Cesária Évora ?
L’exposition revient sur mon travail, avec des œuvres récentes, montrées pour la première fois. Sodade est un mot portugais qui suggère un peu de tristesse, de la mélancolie – ce que j’ai ressenti ces dernières années –, mais aussi l’expression de la nostalgie et du déplacement. Cette chanson est un exemple incroyable qui illustre ce sentiment. Mon exposition à Hauser & Wirth Menorca est un moyen d’explorer ce voyage. J’ai commencé le premier ensemble d’œuvres, les Seascapes, ces paysages marins bleus, lorsque je vivais à Long Island, près de New York, en bord de mer. J’avais un bateau, j’ai éprouvé ces moments de singularité face à l’océan. Ces dernières années, nous avons tellement commenté la peinture : est-ce politique, de la contemplation ? Il est temps de penser que c’est un sujet collectif. Ce sont des motifs de bateaux, même si, par exemple, mon fils refuse de les voir comme tels ! Ces vaisseaux stylisés vous portent, c’est l’idée de transition, mais aussi de coexistence ; tous ces bateaux individuels forment une communauté, ensemble, dans une synchronicité.
Mon travail a beaucoup parlé de l’exil. Ici, l’ensemble fonctionne plus comme une pause, une occasion de s’arrêter et de progresser. Une œuvre ne progresse pas de manière linéaire, elle oscille entre moments de frustration et de paix. Il en va de même dans cette exposition, vous avez des paysages marins nocturnes, poétiques, puis vous revenez à des pièces plus mélancoliques. Je pense que la mélancolie est le meilleur endroit où l’on puisse être entre la joie et la tragédie. Certaines de mes peintures ont pour thème la ligne, la grille. Ma mère était universitaire et mon père ingénieur. À la maison, lorsque j’étais enfant, nous n’avions que du papier avec des lignes. J’ai donc commencé à dessiner en suivant des lignes… Cela pourrait être un handicap, mais pour moi, cela fonctionne. J’utilise souvent mes mains et mes doigts pour dessiner et peindre. Je m’intéresse à la façon dont la matière réagit sur la surface, je mets différentes couches, j’enlève... C’est l’occasion de développer un geste. Et cela crée parfois des accidents intéressants.
Je présente aussi un ensemble d’œuvres dans lesquelles j’étais un homme en colère. J’ai toujours été une personne anxieuse. La réalisation de ce corpus d’œuvres m’a vraiment aidé à exprimer ce sentiment. Cette anxiété s’est manifestée en rouge en 2020, reflétant les moments effrayants que j’ai traversés. Ce travail répétitif et continu sur le trait, comme une ligne sans début ni fin, crée un espace minimal en son milieu. Bruise Painting "Sodade" (2021) est l’œuvre la plus méditative et la plus enrichissante que j’ai réalisée. J’ai aimé passer de longs moments à m’immerger dans sa réalisation, entre traumatisme et méditation. J’essaie vraiment de créer des peintures qui me donnent l’espace nécessaire pour explorer la complexité du soi, qu’il s’agisse d’un concept intellectuel ou d’un sentiment personnel. L’idée est de ressentir pleinement quelque chose. Les Seascapes sont davantage axés sur la contemplation. Les Bruise Paintings sont plus liées au geste. C’est une façon de développer un langage dans notre livre d’outils visuels, pour capturer ce que je suis au moment où je peins, mon état actuel. Je suis encore un jeune artiste, ce langage continuera à se développer. C’est le voyage d’une vie. Mais je tends vers plus de simplicité, j’abandonne peu à peu. Je veux que les gens puissent lire directement ma peinture, sans avoir besoin d’explications. Plus j’avance, plus ma notoriété me permet de toucher une plus grande audience, mais aussi d’avoir moins à dire sur mon travail. Il suffit de regarder mes tableaux. J’essaie au maximum d’apprendre et de partager mon travail et ma vision.
Un autre corpus présenté dans l’exposition s’intitule les Surrender Paintings. Elles ressemblent à de la fumée, quand quelque chose se dissipe. Ces peintures blanches, réalisées sur lin, sont une combinaison de plusieurs aspects de ma pratique et un bon exemple de l’évolution de mon travail, cette idée d’abandon. Non pas comme un échec, mais une reconnaissance de l’opportunité de donner afin de recevoir. Je présente aussi des sculptures de bateaux, prévus pour un passager, qui font écho à mes tableaux. Lorsque je vois des sculptures, j’ai toujours envie de les toucher. Si vous allez à Marfa, au Texas, dès que le guide laisse le groupe, les gens ne peuvent s’empêcher d’aller dans les sculptures de Donald Judd…
Vous avez inspiré l’Education Lab à Hauser & Wirth Menorca, résultant d’une résidence pour étudiants de troisième cycle à la suite d’un appel à candidatures lancé aux universités espagnoles. En quoi est-il important, en tant qu’artiste reconnu, de contribuer à un tel projet, qui sensibilise un plus large public à l’art ?
L’une des choses qui m’a le plus intéressé au cours des vingt dernières années en tant qu’artiste est ce que j’appellerais l’alphabétisation visuelle. Les gens sont souvent gênés de parler d’art. Or, je veux que cela change. Quiconque peut parler d’une émission de télévision, d’un film. Mais dès lors qu’il s’agit d’arts visuels, les mêmes personnes estiment le plus souvent ne pas disposer du langage adéquat, légitime, des connaissances nécessaires pour s’exprimer. Nous devons mettre fin à cela. Je pense qu’il est important pour le public qui n’a pas nécessairement l’ambition de faire partie du monde de l’art de disposer d'un vocabulaire qui lui permet de se sentir à l’aise pour en parler. Et lorsque vous offrez des opportunités comme celle-ci pour amener les jeunes à découvrir, s’impliquer et à sentir qu’ils font partie de cette conversation, et qu’ils y ont accès, ils peuvent explorer et partager leurs réflexions. C’est un objectif incroyable et à long terme. En ce sens, nous exposons dans l’espace éducatif les dessins réalisés par des enfants, inspirés par la visite de mon exposition. Pour moi, c’est très gratifiant.
Les projets internationaux en cours de Hauser & Wirth sont « centrés sur trois piliers fondamentaux : engager leurs communautés, enrichir les programmes académiques et favoriser un meilleur accès aux carrières artistiques grâce à des partenariats significatifs ». C’est un programme ambitieux qui fait appel aux artistes, comme ce fut le cas de Mark Bradford lors de l’ouverture de l’espace à Minorque, l’an passé. Avez-vous bénéficié de mentors qui vous ont éveillé à l’art et ont joué un rôle déterminant dans votre vocation d’artiste ?
Je ne pense pas que l’on puisse rencontrer un seul artiste qui n’ait jamais eu de mentor, quelqu’un qui a ouvert notre esprit au processus. Absolument, quelques artistes ont été importants pour moi, en tant que soutien dans ma carrière comme en tant que soutien critique. Je citerais notamment un artiste décédé il y a quelques années, Terry Adkins. Alors que je préparais ma première exposition personnelle, nous avons eu une discussion sur ce que j’allais montrer, et il m’a très judicieusement conseillé sur ce à quoi je devais m’attendre, et surtout, quelles attentes je pouvais susciter.
En quoi montrer son travail sur une île, dans un cadre naturel préservé, avec de l’espace et du temps pour pouvoir apprécier les œuvres diffère-t-il d’une exposition en galerie plus classique, dans un contexte urbain ?
L’Illa del Rei à Minorque est un lieu exceptionnel. Je pense que cela renforce le changement qui s’est déjà produit pour moi auparavant, avec le projet dans l’espace de Hauser & Wirth Somerset, en Angleterre. Le cadre mais aussi ces éléments éducatifs, comme avoir participé à des projets avec d’autres artistes, des enfants et des adultes, c’est une nouvelle étape dans ma façon de concevoir les choses, une opportunité de reconnaître à quel point cela est précieux pour moi. Cela ouvre des horizons.
Les artistes afro-américains ont été de plus en plus mis en avant ces dernières années, et la diversité est plus généralement représentée dans le monde de l’art, ce dont il faut se réjouir. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Je pense que chaque fois que vous devenez plus inclusif et que vous pouvez réellement poursuivre cette logique, c’est très positif. J’aimerais voir s’étendre ce qui se passe avec les artistes, que plus de galeristes de couleur soient intégrés dans ce processus, ainsi que des conservateurs et des directeurs d’institutions. Il y a eu des progrès, mais nous devons encore avancer dans certains domaines.
Comment voyez-vous l’évolution de votre propre travail ?
Je suis le flux de ce dont l’œuvre a besoin, je reste patient et réfléchi. Je m’engage dans une conversation avec le projet, je réfléchis à ce que j’ai fait précédemment et à la manière dont le travail que je ferai à l’avenir continue et évolue sur la base de ce qui a été réalisé précédemment. Il s’agit simplement d’essayer de suivre le chemin, d’être honnête et présent.
Rashid Johnson, « Sodade », jusqu’au 13 novembre 2022, Hauser & Wirth Menorca, Illa del Rei, Minorque, Espagne