Il vaut mieux avoir le temps pour s’aventurer dans l’exposition que le musée d’Art moderne consacre à Toyen. Présentée chronologiquement, elle s’ouvre sur des paysages dalmates peints en 1922, alors que l’artiste a tout juste 20 ans, et s’achève sur les masques qu’elle a imaginés à partir de collages pour la pièce Le Roi Gordogane de Radovan Ivšić, en 1976, quatre ans seulement avant sa mort. Ainsi parcourt-on plus de cinq décennies d’exploration de la peinture certes, mais aussi du dessin, de la gravure, du collage et de l’édition. De salle en salle, de vitrine en vitrine, l’espace de la page s’impose comme essentiel, qu’il porte haut les idées les plus avant-gardistes (manifestes, pamphlets, revues) ou offre son intimité à des visions crûment érotiques ; qu’il soit, pour les formes comme pour les mots, le lieu privilégié de l’expérimentation (carnets, poèmes, notes, collages, cadavres exquis) ainsi que de leur mise en jeu commune (livres illustrés, photo- poèmes) ; qu’il accorde sa protection à la création en temps de guerre et de clandestinité, mais aussi son hospitalité et sa légèreté de circulation aux relations d’amitié et aux élans d’affection (correspondances, dédicaces). Amitiés dont un texte de Radovan Ivšić rappelle, dans le catalogue, le rôle déterminant pour l’histoire du surréalisme – nombre de photos de groupe, au travail ou en villégiature en témoignent : « […] si l’on a tellement insisté sur les dissensions, ruptures ou exclusions qui ont jalonné l’histoire du surréalisme, c’est de ne pas avoir su voir l’enjeu passionnel qui en commandait toujours les combats spirituels, que l’issue en fût heureuse ou malheureuse. Mieux valait rompre que mentir ou trahir, telle aura sans doute été une des clés qui a rendu possible l’utopie surréaliste. »
Le parcours de Toyen est ponctué de telles relations, à commencer par celle nouée avec Jindřich Štyrský en 1922 et poursuivie jusqu’à la mort de celui-ci en 1942. Ensemble, ils rejoignent l’avant-garde pragoise du groupe Devětsil en 1923, voyagent en Europe et fondent l’Artificialisme, qui adopte une perspective inverse de celle du cubisme, puisqu’il «laisse la réalité tranquille, mais s’efforce de libérer au maximum l’imagination». Ils affirment en 1926 : « L’Artificialisme nie la peinture comme simple jeu de formes et divertissement pour les yeux (peinture non figurative, peinture sans objet). Il nie la peinture historisante des formes (surréalisme) […]. Son intérêt porte sur la POÉSIE qui remplit les espaces entre les formes réelles.» Ensemble donc ils publient et exposent jusqu’à ce que leurs noms soient comme inséparables et participent à la fondation du groupe surréaliste tchèque avec, en particulier, une exposition à Prague en 1935, visitée par André Breton et Paul Éluard, qui marque le début de l’internationalisation effective du mouvement. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Toyen cache le poète et artiste Jindřich Heisler, avec qui elle se réfugie à Paris en 1947 et contribue à l’aventure de la revue Néon à partir de l’année suivante. Parmi ces compagnonnages, on compte également le poète et dramaturge Radovan Ivšić, avec qui elle réalise nombre de livres, entre autres aux éditions Maintenant. Avec lui, elle rencontre Annie Le Brun, la commissaire française de cette rétrospective pour qui elle illustre certains textes. Elles partagent un profond intérêt pour le marquis de Sade dont la découverte a porté l’élan de l’artiste tchèque vers le surréalisme. C’est au sein du groupe surréaliste que l’attraction et la force motrice qu’exerce Toyen se manifestent avec le plus d’éloquence, ainsi qu’en attestent les adresses et hommages d’Yves Tanguy, de Paul Éluard et de Benjamin Péret ou encore d’André Breton qui la célèbre comme son « amie entre toutes les femmes ».
Évocatrice et Insaisissable
À travers leurs regards, on la cherche et la croise, cette artiste déterminée et libre, contre l’adversité, née Marie Čermínová et devenue Toyen en 1923, en référence aux citoyens de la Révolution française – l’une des explications possibles du nom qu’elle s’est donné. On la suit entre Prague et Paris, au cœur de cette Europe du XXe siècle, celle des avant-gardes artistiques et littéraires, mais aussi des conflits et des idéologies autoritaires. Il était donc logique que trois institutions s’associent, la Hamburger Kunsthalle, la Galerie Nationale de Prague et le musée d’Art Moderne de Paris, et que leurs commissaires respectives (Annabelle Görgen-Lammers et Anna Pravdová aux côtés d’Annie Le Brun) présentent cette œuvre de la rencontre et de la confluence, dans une exposition-somme dotée d’un catalogue remarquablement riche. On y découvre l’artiste grâce aux différents moyens d’expression et de styles qu’elle traverse : l’art naïf et la schématisation cubiste ou puriste de ses débuts ; le traitement réaliste de scènes oniriques, cauchemardesques souvent, de métamorphoses et autres mondes imaginaires ; les compositions aquatiques et organiques à la limite de l’abstraction, plus ou moins vivement colorées, suscitant des mondes des confins, tels Oasis, Fjords, Paysage du Nord.
De période en période, les thèmes s’imposent, tels la nuit, le sommeil et le rêve, fréquemment auscultés à la recherche des présences et des formes qui pourraient y surgir. Mais également le corps fragmenté, hybridé, recomposé, souffrant, érotisé, pris comme une enveloppe ou dans ses mouvements intérieurs se communiquant à son environnement. Les peintures se peuplent d’apparitions – des « mirages » pour reprendre le titre de plusieurs de ses œuvres – sous la forme de La Voix de la Forêt, de Larve, de Spectre Jaune ou Rose, d’Objet-Fantôme aussi. Ou encore sous celle de ces personnages mythiques, Mélusine ou La Dame Blanche, qu’elle convoque, dans de grands tableaux verticaux, pour son exposition à la galerie Furstenberg, à Paris, en 1958. Et, même quand la manière est précise, voire illusionniste, l’indétermination règne. Les associations de figures plus ou moins dissimulées se manifestent dans des décors dont les matières animées (le bois et ses veines, l’eau et ses coulées, la vapeur ou la brume dans leur dispersion) semblent à la fois donner corps et menacer d’engloutissement.
L’être, ici, est toujours à inventer, à commencer par l’artiste elle-même, insaisissable, qui, dans une réédition du Manifeste du Surréalisme, est présentée par cette phrase : « Je m’aperçois que ma page blanche est devenue verte. » L’être est une conquête autant qu’une question, ouverte, qui constamment s’adresse au spectateur, heureux et inquiet à la fois de s’y abîmer, mis sur la piste par cette formule de Radovan Ivšić dans Toyen à perte de vue : « Qui saura évaluer le trésor de révolte absolue qu’elle a laissé dans son sillage nocturne ? »
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«Toyen, l’écart absolu», 25 mars-24 juillet 2022, musée d’Art moderne, 11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.