À l’occasion du 500e anniversaire de la naissance du Vénitien Jacopo Robusti, dit Le Tintoret, en 2018, un peintre moins connu né un siècle après sa mort avait été remarqué par sa reprise de la manière du maître de représenter une lumière dorée et diffuse. Parmi les 19 tableaux du Tintoret que l’association américaine Save Venice a restauré pour cet anniversaire se trouvait Saint Martial en gloire avec saint Pierre et saint Paul, un retable de l’église San Marziale de Venise, la paroisse de l’artiste, aujourd’hui rarement ouverte au public. Lorsque la peinture restaurée dans sa clarté initiale a été réinstallée sur l’autel, les écoinçons qui la surplombaient, représentant les évangélistes Luc et Jean, ont tout de suite paru plus sombres en comparaison. Save Venice a décidé de les restaurer, ainsi que deux autres écoinçons représentant Matthieu et Marc. Il se trouve qu’ils ont tous été réalisés par une seule et même artiste : Giulia Lama.
« Dès que toute la saleté a commencé à être retirée des [écoinçons], les gens se sont dit : " Oui, nous connaissons cette artiste. Il y a des œuvres d’elle à l’Accademia, des retables majeurs… Attendez une minute, pourquoi n’accordons-nous pas plus d’attention à Giulia Lama ? " », se souvient Tracy Cooper, membre du conseil d’administration de Save Venice et professeure d’histoire de l’art à l’université Temple de Philadelphie, qui dirige les recherches pour le programme Women Artists of Venice (WAV).
La redécouverte de ces œuvres de Giulia Lama, une artiste du XVIIIe siècle connue localement, mais pas encore internationalement, et dont les peintures religieuses expressives figurent dans les églises de la lagune, est à l’origine du programme WAV. Ce dernier, lancé en juin 2021, associera recherche et restauration afin de mieux faire connaître les artistes femmes actives à Venise et en Vénétie du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle.
VENISE ÉTAIT-ELLE OUVERTE AUX FEMMES ARTISTES ET QUELLES POSSIBILITÉS DE FORMATION LEUR ÉTAIENT PROPOSÉES ?
Les premiers projets de restauration donneront la priorité aux œuvres de Giulia Lama, de la pastelliste Rosalba Carriera et de son élève Marianna Carlevarijs. Melissa Conn, directrice du bureau de l’organisation à Venise, explique que les artistes femmes historiques de la région ont reçu l’attention des conservateurs et des universitaires ces dernières années « mais pas de manière concertée ». En 2018, le Ca’ Rezzonico, musée consacré à la Venise du XVIIIe siècle, a exposé des dessins de Giulia Lama issus de sa collection permanente, certains pour la première fois. Tracy Cooper fait remarquer que de nombreuses expositions et publications à Venise et à Padoue ont été consacrées aux femmes artistes au milieu des années 1990.
WAV mettra en œuvre diverses collaborations avec des universitaires et des institutions vénitiennes. « Nous assurons le financement, mais il est certain que la matière grise, les pensées et les idées proviennent de notre collaboration avec de nombreuses personnes à Venise », explique Melissa Conn.
Les recherches commenceront par la trentaine d’artistes que Tracy Cooper a identifiées à ce jour, dont Irene di Spilimbergo (qui a étudié brièvement avec Titien), la portraitiste du XVIIe siècle Chiara Varotari, Bernardina di Zuan Mathio, Caterina Tarabotti et Marietta Robusti (la fille et l’assistante du Tintoret).
La récipiendaire de la première bourse de WAV cette année, l’historienne de l’art Susan Nalezyty, travaillera avec Tracy Cooper pour constituer une base de données publique des femmes artistes vénitiennes. Cette initiative vise à encourager les recherches susceptibles de répondre à de nombreuses questions, comme celle de savoir si Venise était ouverte aux femmes artistes et quelles possibilités de formation leur étaient proposées. Pour la même raison, WAV présentera également des communications à la conférence annuelle de la Renaissance Society of America à Dublin, en Irlande, le mois prochain.
Save Venice s’est engagée à verser 230 000 euros à WAV en 2021 et augmentera son financement au fur et à mesure de l’émergence de nouveaux projets et de nouvelles recherches. L’organisation prévoit également de soutenir des restaurations sur le modèle du parrainage, et a réservé un montant de 60 000 euros pour la restauration de la Sainte femme en gloire de Giulia Lama conservée dans l’église Santa Maria Assunta à Malamocco, sur le Lido, qui devrait commencer au printemps, une fois obtenue l’autorisation du bureau gouvernemental pour l’archéologie, les beaux-arts et le paysage de Venise. Autre futur projet, celui concernant une série de pastels de Rosalba Carriera à l’Accademia, un médium notoirement difficile à conserver.
LES FEMMES TRAVAILLAIENT SOUVENT AVEC LEURS PÈRES OU LEURS FRÈRES QUI SIGNAIENT LES COMMANDES – LAISSANT LES ATTRIBUTIONS À LEURS NOMS
Bien que Save Venice ait fêté ses 50 ans l’année dernière, l’organisation n’a jamais restauré d’œuvres de femmes jusqu’à présent. Historiquement, il y avait moins de femmes artistes que d’hommes, et les femmes travaillaient souvent avec leurs pères ou leurs frères qui signaient les commandes – laissant les attributions à leurs noms. Pourtant, l’organisation « a peut-être restauré par inadvertance une œuvre de Marietta » en 2018, ajoute Melissa Conn, en faisant référence à la difficulté à identifier la main de la fille du Tintoret, célèbre pour son talent, dans ses chefs-d’œuvre. Peut-être les chercheurs de la WAV découvriront-ils qu’ils restaurent depuis le début des œuvres réalisées secrètement par des femmes.