Lorsque l’affiche du film Madres Paralelas du cinéaste Pedro Almodovar a été censurée par Instagram pour avoir montré un téton féminin en août dernier, il semblait que ce dérapage allait mettre en lumière un problème préoccupant pour de nombreux artistes sur la plateforme. Au lieu de cela, alors que les excuses d’Instagram invoquaient un « contexte artistique clair » pour sauver Almodovar, ce même cadre a continué à être difficile à cerner pour d’innombrables artistes qui sont censurés quotidiennement. Pour survivre sur la plateforme, les artistes à risque doivent adopter un glissement vers l’autocensure et des pratiques artistiques modifiées, ce qui soulève la question suivante : la censure d’Instagram est-elle en train de changer les œuvres d’art elles-mêmes ?
Les conditions générales d’Instagram autorisent explicitement la nudité dans l’art, mais son interprétation s’est souvent avérée subjective. Bien qu’il soit indiqué que « les images de peintures, de sculptures et d’autres œuvres d’art représentant des personnages nus » sont acceptables, de nombreuses photographies d’artistes sont supprimées pour des infractions classées en tant que « nudité » et « activité sexuelle ». En pratique, Instagram décide pour ses deux milliards d’utilisateurs de ce qui est considéré comme de l’art, et punit les artistes non-conformes par des suppressions, des suspensions de compte et des interdictions d’accès.
Ce risque conduit certains créateurs à adapter leur pratique, comme l’artiste Savannah Spirit qui reconnaît que sa « démarche a changé de manière significative après avoir été supprimée d’Instagram ». En incorporant stratégiquement des ombres pour tenter de tromper les censeurs, elle s’est finalement lancée dans un ensemble d’œuvres qu’elle n’aurait pas réalisées sans la nécessité d’éviter la censure.
Par ailleurs, les artistes peuvent modifier une image en la floutant ou en masquant des éléments qu’Instagram pourrait censurer. Cette image modifiée devient une nouvelle version autorisée de l’œuvre, même si elle a changé d’aspect.
EN PRATIQUE, INSTAGRAM DÉCIDE POUR SES DEUX MILLIARDS D’UTILISATEURS DE CE QUI EST CONSIDÉRÉ COMME DE L’ART, ET PUNIT LES ARTISTES NON-CONFORMES
Dans d’autres cas, les artistes peuvent renoncer à partager des œuvres qui pourraient mettre leur compte en danger. Le projet collaboratif d’autoportraits du duo Ana Hell et Nathalie Dreier, Red Rubber Road, était régulièrement dans le collimateur de la censure. Choisissant désormais de jouer la carte de la sécurité, elles « réalisent parfois des vidéos ou des travaux spécifiquement destinés à être diffusés sur les réseaux sociaux. Dans ce cas, les règles de censure affectent directement ce travail et nous essayons de n’inclure que des images qui ne seront pas supprimées – ce qui implique parfois de l’autocensure; nous essayons de le faire de manière ludique et humoristique pour en souligner l’absurdité ».
Les répercussions de cette censure vont au-delà d’Instagram, comme le souligne Red Rubber Road. « Nous devons également veiller à censurer notre travail lorsque nous prenons une photo de nos expositions ou de nos publications » par peur des conséquences, affirment-elles. Instagram n’affecte pas seulement la conception des œuvres d’art, mais jusqu’aux événements qui les entourent – obligeant les artistes à envisager dans la « vraie » vie ce qui pourrait mettre en péril leur compte.
La pratique de nombreux artistes est devenue double : il y a le travail qu’ils peuvent montrer sur Instagram, et celui qu’ils ne peuvent pas pour ne pas s’exposer à la censure. L’impact sans précédent qu’Instagram leur offre ne laisse guère de doute quant à savoir laquelle de ces deux pratiques sera la plus populaire. Le contrôle d’Instagram sur ce que le réseau social considère comme de l’art change effectivement la nature des œuvres qui sont montrées et vues. Si les artistes espèrent toujours qu’Instagram respectera un jour ses propres règles et ne censurera plus les œuvres d’art, l’avenir semble bien sombre. Savannah Spirit se fait l’écho d’un sentiment largement partagé : « Je crois que rien n’a changé. C’est devenu pire. »