L’un des fils conducteurs qui traversent votre œuvre, le dialogue avec l’architecture, est particulièrement sensible dans votre exposition au Petit Palais. Quels sont vos premiers souvenirs marquants en la matière ?
Bien que je sois né à Saint-Étienne, pas loin de Firminy et donc des constructions de Le Corbusier, je n’ai découvert la beauté de celles-ci qu’à 25 ans, alors que j’étais étudiant aux Beaux-Arts. À Saint-Étienne, l’architecture était très noire. En revanche, chaque été, j’allais voir une partie de ma famille en Andalousie. Les voyages à l’Alhambra [Grenade], la découverte des jardins mauresques, des claustras, les voûtes de stuc en nids-d’abeilles sont mes premiers souvenirs d’architecture et de jardins. L’architecture est pour moi depuis toujours liée au jardin, donc au plaisir : une architecture que l’on pénètre, que l’on doit vivre, plutôt que la regarder comme un monument. Il y avait quelque chose de magique dans ce rapport à l’histoire.
Y a-t-il des jardins qui vous ont marqué ?
Hormis ceux d’Andalousie, il y a ceux que j’ai découverts autour de Rome à l’époque où j’étais pensionnaire à la Villa Médicis, les jardins de Bomarzo ou la Villa Adriana, qui recréent un univers fantastique. J’adore le roman Locus Solus, de Raymond Roussel, que j’ai même illustré il y a quelques années. La figure principale est un jardin dans lequel le visiteur se perd et découvre une histoire à chaque recoin. Le jardin est une figure proche de la pensée. J’imagine que toutes mes œuvres seraient dans un grand jardin et que je pourrais les faire vivre ensemble. Dans un livre pour enfants, j’ai d’ailleurs dessiné L’Île dans ma tête : une cartographie d’île en forme de vallée avec des fontaines et des tombeaux qui ont en commun le jardin.
Dans quelle mesure étiez-vous familier du Petit Palais quand Christophe Leribault *1 vous a invité ?
Pour moi, l’image du Petit Palais, c’est sa grille, qui m’évoque la grille du jardin d’Éden, que l’on pousse et qui conduit au rêve et à l’imaginaire. Il y a évidemment des chefs-d’œuvre, notamment les peintures de Gustave Courbet et les collections d’Art nouveau, d’Hector Guimard en particulier, que j’ai beaucoup regardées pendant la préparation du Kiosque des noctambules pour la station de métro Palais-Royal, il y a vingt ans.
J’ai voulu répondre à l’invitation d’exposer au Petit Palais sans que mes œuvres soient un commentaire des collections, ni qu’elles se percutent.
Pourquoi avez-vous décidé de faire du jardin du Petit Palais le cœur de votre exposition, ce que montre très clairement le plan que vous avez dessiné ?
Quand Christophe Leribault m’a proposé de réfléchir à cette exposition, c’était une façon de me projeter dans l’avenir, de voir plus loin que le marasme de la crise sanitaire. J’ai cherché des clés de lecture de ce bâtiment et de ses collections. J’avais déjà travaillé au Louvre dans la salle de Khorsabad, au Museu d’Història de la Medicina de Cataluña à Barcelone, au château de Versailles… Cette fois, j’ai voulu répondre à cette invitation sans que mes œuvres soient un commentaire des collections ni qu’elles se percutent ou créent des codépendances les unes avec les autres.
J’ai beaucoup lu sur l’architecture du Petit Palais et j’ai compris que le chef-d’œuvre, c’est l’architecture elle-même. Ma Rivière bleue en briques de verre, sur les escaliers à l’extérieur, est une œuvre in situ qui n’a d’autre sens que de célébrer cette architecture. Il faut dire aussi que dans le jardin, ce jeu avec l’architecture varie au fil des saisons.
Pourquoi avez-vous décidé de ne pas disposer d’œuvres dans les collections permanentes du musée?
Je me suis beaucoup posé la question de dialoguer avec des œuvres des collections, mais l’œuvre majeure qui s’est imposée, c’est l’architecture. Parfois, il y a des reflets : par exemple, un de mes Colliers installés dans le jardin se reflète à travers une fenêtre dans Le Sommeil, le tableau de Gustave Courbet que j’aime tant, dans lequel on voit un collier de perles brisé…
Pourrions-nous dire que le contexte architectural et ornemental avec lequel vos œuvres dialoguent (la margelle en mosaïque bleue, les guirlandes dorées autour du jardin…) oriente paradoxalement la lecture de votre travail vers une dimension « minimaliste » plutôt que vers l’exubérance qui y est habituellement associée ? Comme un retour à la tonalité grave des œuvres de vos débuts…
C’est ce vers quoi je tends aujourd’hui. Au cours des dix dernières années, depuis ma rétrospective au Centre Pompidou [Paris, 2011], des préoccupations plus minimales sont entrées dans mon travail, liées aux émotions que j’ai éprouvées enfant à propos de Donald Judd ou de Carl Andre. Le moment d’introspection qui a résulté de la crise sanitaire m’a ramené à mes premières amours, peut-être plus radicales, avec les matériaux et le langage que j’avais mis en place. Les colliers sont devenus les Nœuds sauvages inspirés des mathématiques. Les sculptures en briques sont devenues des tableaux en briques de verre (Precious Stonewall), que j’ai pensés, chaque matin du confinement, comme des petits autels, avec des émotions, des couleurs et des rythmes différents. La grande salle au sous-sol du Petit Palais forme un tout, lié à l’énergie qui émane des reflets des œuvres les unes dans les autres. Ce sont des œuvres qui portent une vie en elle, comme une sorte d’ADN.
L’eau et les reflets sont aussi très présents dans ces recherches. Pourquoi ce titre, « Le Théorème de Narcisse » ?
Dans le jardin du Petit Palais, il y a trois bassins, qui invitaient comme une évidence à se saisir de ce sujet, d’autant que j’ai déjà créé des œuvres sur l’eau à Versailles et au château La Coste [près d’Aix-en-Provence], ainsi que des œuvres ayant l’eau pour thématique, comme La Grande Vague. C’est ainsi qu’est apparu le personnage de Narcisse, qui donne son titre à l’exposition. J’ai voulu décliner cette figure de l’eau avec une rivière, une cascade, et ce sous-sol qui peut évoquer une grotte baroque, ou le magnifique lac souterrain de Louis II de Bavière au château de Linderhof. Il y a un certain romantisme dans cette exposition…
Cela rappelle aussi les jardins des îles Borromées, sur le lac Majeur en Italie…
Oui, et c’est d’ailleurs du nœud borroméen que tout est parti ! Dans son séminaire, Jacques Lacan analyse le nœud borroméen et conçoit ses « nœuds de Lacan », qui m’ont beaucoup fait rêver il y a dix ans. Dans Le Nœud de Lacan, l’une de mes premières sculptures, je voulais montrer que le réel, le symbolique et l’imaginaire tournent les uns autour des autres sans jamais se toucher. D’ailleurs, sur la tombe des Borromées, se trouve ce nœud qui a inspiré à Lacan sa pensée sur les nœuds. C’est une sorte de boucle…
Dans cette exposition, les narrations et les récits sont particulièrement présents.
C’est pour cela que j’ai choisi un titre qui aurait pu être celui d’un roman, « Le Théorème de Narcisse ». Dans mes premières œuvres, les mots amenaient la sculpture. Au Petit Palais, je voulais raconter une histoire, lier l’image du jardin, avec les lotus qui se reflètent sur l’eau, à mes œuvres qui s’appuient sur la théorie du reflet du mathématicien Aubin Arroyo, et qui réfléchissent le monde autour d’elles. Je voulais aussi mêler dimension onirique et dimension historique : le Petit Palais a été conçu en 1900 à la façon d’une machine à rêves, avec sa grande colonnade dans laquelle on se met en scène comme au théâtre. C’est pour cela que j’ai eu envie de montrer La Couronne de la Nuit, qui rappelle la figure de la Reine de la Nuit à l’opéra *2. De plus, le narcissisme est une question d’aujourd’hui, qui peut aussi permettre de se construire – nous passons tous par là pendant l’enfance, comme l’ont souligné les théories freudiennes. Ce qui se reflète autour de nous n’en dit-il pas plus sur nous que notre propre reflet ?
L’exposition montre les dix dernières années de vos recherches, marquées notamment par votre recours aux briques en verre, que l’on retrouve dans la rivière et au sous-sol du musée dans les Precious Stonewalls. D’où cela vous est-il venu ?
Tout s’est déclenché après ma rétrospective au Centre Pompidou, avec Catherine Grenier, qui était la commissaire de l’exposition et qui m’a guidé dans mon propre travail pour montrer le lien entre toutes mes œuvres. Cela m’a donné un regard plus introspectif. Ensuite, je suis parti en Inde et j’ai eu envie de travailler sur le module de la brique, qui était pour moi une rencontre avec ce pays. J’avais rêvé du verre indien dans les palais des maharadjahs, et je suis arrivé dans un village pauvre au milieu du désert. Sur le chemin, j’avais vu les piles de briques que les gens accumulent dans l’espoir de construire un jour leur maison. C’est une sorte de dénominateur commun que nous avons tous en nous, et qui m’a beaucoup touché. J’ai alors demandé à souffler une brique en verre selon les techniques ancestrales.
L’exposition a une dimension particulièrement contemplative, ce que suggèrent vos œuvres dans le jardin, mais aussi Agora, une grotte en briques de métal que vous avez installée au sous-sol du musée.
Oui, j’aimerais que l’exposition inspire l’envie de s’abstraire du monde pour se retrouver soi-même. En voyant le public regarder mes œuvres se pose la question de ce qu’il me renvoie de moi-même. Dans mes lectures sur les jardins 1900, j’ai découvert que ces espaces étaient considérés comme des lieux de contestation, qui faisaient peur à cette société en mouvement, car l’on pouvait s’y retirer du monde – ce qui m’a beaucoup surpris. Joris-Karl Huysmans et Émile Zola ont écrit des textes formidables sur les jardins rebelles. J’ai l’impression que l’on revient à cela aujourd’hui. Dans À rebours, Huysmans décrit des jardins inspirés de l’Exposition universelle dans lesquels il y a des fleurs étranges de pays lointains qui lui donnent l’envie de créer un paysage artificiel, composé de fleurs de métal et de cuir… Mes Lotus d’or posés sur l’eau portent cette idée du double, qui permet d’accéder à un état de recentrement et de contemplation.
Les moments d’introspection qu’a suscités la crise sanitaire peuvent rappeler, et cela a souvent été fait, les années marquées par le sida.
Comment résister à ce sentiment qui vous dépasse ? à la peur de la mort ? à la peur d’être malade ? Tout cela a peut-être en effet cristallisé mon envie de créer un lieu de réenchantement dans une situation d’urgence, mais un merveilleux qui ne soit jamais mièvre.
Ce merveilleux, c’est celui de Jacques Demy…
…Jacques Demy que j’adore et que je cite dans mon discours d’académicien le 6 octobre !
Vous venez justement d’être élu à l’Académie des beaux-arts, et votre épée est la première œuvre que vous réalisez avec Johan Creten, votre compagnon. Comment regardez-vous l’un l’autre vos travaux ?
Nous sommes très différents l’un de l’autre. Johan regarde mon travail de façon critique, comme un garde-fou. Et je regarde plutôt le sien dans un accomplissement – j’attends qu’il soit fini pour en parler. Je suis fasciné par sa manière de travailler, la façon dont les formes naissent de la matière et de ses mains. Je suis quant à moi beaucoup plus conceptuel, je travaille parfois sur commande et toujours en équipe. Il y a entre nous quelque chose de l’ordre de la gémellité, ainsi qu’une écoute d’artiste à artiste.
J’aimerais que l’exposition inspire l’envie de s’abstraire du monde pour se retrouver soi-même.
Nous avons conçu une épée qui est une sculpture ayant une forme d’épée. Johan travaille la garde et moi la lame. C’est l’assemblage d’une garde en bronze en forme de nœud borroméen et d’une lame en pierre d’obsidienne venant d’Arménie que j’ai taillée – elle est très coupante, très réfléchissante et très fragile.
Pourquoi ce choix de l’Académie des beaux-arts ?
Des amis académiciens m’ont appelé à me présenter, car l’Académie est actuellement en mutation. Tous ont l’ambition d’interroger leur temps, comme Fabrice Hyber, Adrien Goetz ou Anne Poirier, qui vient d’y être élue. Nous avons un véritable rôle à jouer auprès des jeunes artistes, à travers les bourses et les résidences à la Cité internationale des arts ou à Chars, à côté de Paris, mais aussi auprès d’artistes touchés par l’âge ou la maladie.
J’ai hésité à me présenter, car je craignais justement qu’il y ait quelque chose de trop académique. J’ai fini par me décider et j’ai été élu, ce dont je suis très heureux. Je me suis tout de suite lancé dans la bataille, et j’ai constaté qu’il y a en effet des possibilités de faire bouger les choses : j’ai par exemple présenté la candidature de Barbara Chase-Riboud au Grand Prix artistique 2021 de la Fondation Simone et Cino DelDuca, et il lui a été décerné.
L’Académie peut-elle aussi être un lieu de pensée sur l’art ?
Aujourd’hui, c’est un lieu d’action. Or, elle a aussi un rôle de conseil auprès du gouvernement. C’est un peu utopique, mais cela fait partie de son histoire, et j’attends cela avec impatience.
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*1 Directeur du Petit Palais depuis 2012, Christophe Leribault vient d’être nommé président des musées d’Orsay et de l’Orangerie.
*2 Dans La Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart (1791).
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« Le Théorème de Narcisse. Jean-Michel Othoniel », 28 septembre 2021 - 2 janvier 2022, Petit Palais – musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris.