Cette année, onze pays sont représentés dans le secteur Curiosa. Pendant la Foire, Shoair Mavlian, directrice de Photoworks – une plateforme numérique qui démultiplie les manières de soutenir les photographes et de montrer leurs travaux –, mènera des conversations autour du thème de l’émergence.
Qu’est-ce que l’émergence pour vous ? Alors que cette notion est souvent liée à la jeunesse, les artistes que vous avez sélectionnés ont entre 24 et 51 ans.
La définition de l’émergence est toujours problématique. L’âge compte peu selon moi, car il est tout à fait possible de commencer une carrière à 40 ans. En effectuant ma sélection, j’ai plutôt eu à cœur d’ouvrir Curiosa à des artistes du monde entier, y compris de pays habituellement peu associés à l’histoire occidentale de la photographie, comme le Ghana, le Nicaragua et la Roumanie. J’ai choisi aussi des photographes qui n’ont pas encore bénéficié d’exposition importante en Europe.
Votre sélection est-elle portée par des thématiques ?
Je voulais ouvrir le plus possible le champ des pratiques et des sujets. L’ambition est de couvrir quatre champs : l’expérimental, le documentaire, la photo conceptuelle et les pratiques axées sur l’identité. Le plus souvent, on s’aperçoit que ces champs se croisent. Ainsi, dans le travail du Belge Lucas Leffler (Intervalle, Paris), la réflexion sur la matérialité de la photographie s’augmente d’enjeux documentaires et écologiques. Il révèle ses images dans une émulsion à la boue en s’inspirant de l’histoire ancienne de l’usine Agfa-Gevaert d’Anvers, qui a déversé, entre les années 1920 et 1950, des tonnes d’argent dans un ruisseau dont l’eau boueuse est devenue noire et polluée.
La dimension environnementale traverse, de fait, plusieurs projets exposés.
En effet. Paris Photo accueillant un grand nombre de visiteurs, c’est l’occasion de les sensibiliser à cet enjeu. Ils pourront découvrir le travail de l’Américain Mark Mahaney (Kominek, Berlin) qui a photographié Utqiagvik, la ville la plus septentrionale de l’Alaska, et constaté combien le changement de climat est à l’œuvre, ou celui du Slovène Jost Dolinsek (Photon, Ljubljana), dont le projet, à la fois photographique et sonore, explore la perception humaine de l’environnement.
« J’ai plutôt eu à cœur d’ouvrir Curiosa à des artistes du monde entier, y compris de pays habituellement peu associés à l’histoire occidentale de la photographie. »
Les pratiques intimes de la photo semblent aussi souvent à l’œuvre…
Oui, de nombreux travaux résultent d’expériences personnelles. La nouvelle génération ne prend plus prétexte d’un projet photographique pour voyager aux quatre coins du monde. Elle s’intéresse à son territoire, à ses proches. C’est un des basculements de la photo contemporaine. J’ai été particulièrement touchée par la démarche de Kincso Bede (Tobe, Budapest), qui est née en Roumanie dans les années 1990. Elle essaie de réconcilier son expérience – avoir grandi dans un monde postsoviétique – avec celle de ses parents, qui ont connu le communisme et sa chute. Elle a ressenti le besoin d’exprimer cette déconnexion totale entre leurs deux générations, leurs deux vécus, alors qu’ils cohabitent sur le même territoire.
Vous êtes pour votre part originaire d’Arménie. Vos grands-parents ont survécu au génocide. Votre histoire familiale vous a-t-elle menée naturellement vers la photographie, qui a partie liée avec la mémoire ?
L’histoire de ma famille est liée à la photographie. Nous sommes originaires du Moyen-Orient, où de nombreux studios photo étaient tenus par des Arméniens au XIXe siècle. Mon oncle a été photographe de presse à Beyrouth pendant la guerre civile. Quand ma famille a émigré en Australie, il a tenu à Sydney un laboratoire et un petit studio de portraits. J’ai donc toujours été environnée par la photographie. J’ai travaillé dans un mini labo, et mon mémoire de maîtrise à l’école d’art où j’étudiais portait sur les représentations de la mémoire et des traumatismes en photographie.
Vous avez été conservatrice adjointe à la Tate Modern, à Londres, de 2011 à 2018 avant de rejoindre Photoworks. Pourquoi avez-vous quitté une grande institution muséale pour intégrer une plateforme numérique ?
J’avais envie d’expérimenter de nouvelles façons de montrer la photographie. La Tate est un musée extraordinaire, mais reste un white cube. Ce qui m’intéresse, c’est de voir la manière dont les modes d’exposition évoluent lorsque l’on change de type d’espaces. Photoworks mène des projets en partenariat avec de nombreux festivals et institutions, et chaque projet nous oblige à modifier les règles de monstration. C’est passionnant !
Photoworks n’a pas de lieu physique. Pour quelle raison ?
Il s’agit de créer un autre modèle. Au lieu de dépenser beaucoup d’argent dans un bâtiment et son fonctionnement, nous préférons investir les ressources dans le soutien direct aux artistes. Nous travaillons avec eux, discutons des projets qu’ils veulent faire, les finançons, nous expérimentons l’installation de leurs œuvres dans des espaces non traditionnels, nous publions un magazine en ligne. Photoworks décerne le Jerwood/ Photoworks Awards, le prix le plus important au Royaume-Uni pour la photographie émergente. Il y a aussi le Photoworks Festival, qui se tient tous les deux ans à Brighton.
En 2020, alors que le monde était en confinement, vous avez d’ailleurs changé radicalement le format de ce festival pour en proposer une version nomade, Festival in a Box.
Puisque les gens ne pouvaient plus voyager, nous sommes allés à eux en leur proposant une boîte d’images qu’ils pouvaient disposer sur les murs de leur maison. La boîte comprenait des posters de onze photographes émergents et des textes sur leur travail. Chacun pouvait créer sa propre exposition. Le commissaire d’exposition déléguait ainsi son pouvoir au public.
Photoworks soutient des photographes qui n’ont pas de représentation. Paris Photo incarne le marché de la photo, dans ses excès parfois. N’avez-vous pas le sentiment, en acceptant de prendre la direction artistique de Curiosa, d’entrer dans la gueule du loup ?
Je n’avais jamais organisé d’exposition au sein d’une foire, mais j’estime que les différents acteurs du monde de l’art sont tous connectés les uns aux autres. C’est un écosystème général. Photoworks est une association financée pour moitié par l’Arts Council England. Même si les foires sont des entreprises commerciales, je trouve formidable qu’elles soient fréquentées par des collectionneurs prêts à soutenir les artistes émergents et à prendre des risques.