De la personne que fut Ivan Morozov il subsiste un portrait peint par Valentin Serov en 1910, qui présente l’industriel-collectionneur comme « un Européen très élégant et très soigné, avec l’allure générale d’un député à la mode ou d’un banquier de fraîche date s’intéressant à l’art et achetant, sur le conseil de chuchoteurs, des œuvres dernier cri pour les cacher aussitôt, selon les règles du bon ton ». Le critique d’art Abram Efros, son contemporain, rend bien compte dans ce commentaire de l’image que forge le portrait : celle d’un notable installé et puissant, engagé aux côtés d’artistes parmi les plus novateurs de leur temps. On le trouve ainsi posant assis à une table sur laquelle il s’appuie de tous ses avant-bras, devant l’impressionnante nature morte Fruits et bronze exécutée par Henri Matisse à sa demande pour son épouse Dossia et aujourd’hui conservée au musée Pouchkine (Moscou).
Avec cette œuvre, envoyée à Moscou aussitôt qu’elle fut achevée, s’affirme l’acuité des choix de Morozov, ainsi que sa réputation rapidement acquise dans le monde de l’art moderne : une figure de premier plan, quoique secrète, dont la collection, réunie en une dizaine d’années à partir du premier voyage à Paris en 1903, rivalisait en qualité et en valeur avec celle de Sergueï Chtchoukine, de près de vingt ans son aîné. Et si celui-ci l’a quelque peu éclipsé, malgré les similitudes de leurs parcours et quoiqu’ils aient également contribué au rayonnement du « siècle d’argent » moscovite (1890-1914), c’est probablement qu’il incarne un modèle de collectionneur plus flamboyant, guidé par ses enthousiasmes, quand Morozov se montrait lui, plus rationnel, patient, voire tenace, lorsqu’il s’agissait d’acquérir une œuvre pour laquelle il s’était déterminé. Dans ses souvenirs publiés en1921, Efros les a comparés : «[…] chez Chtchoukine, les célébrités parisiennes du pinceau apparaissaient toujours comme sur scène, entièrement maquillées, sous tension; chez Morozov, elles arrivaient plus doucement, de façon plus intime, plus transparente. Morozov […] recherchait scrupuleusement et longuement chez un nouveau peintre quelque chose que lui seul voyait, choisissait enfin et, après avoir choisi, introduisait toujours son “précieux correctif”.»
DEUX FRÈRES, UN CERCLE
L’historienne d’art Natalia Semenova a pu, après de longues recherches, retracer l’histoire de la famille et de la collection Morozov. Elle remonte à l’arrière-grand-père, Savva Vassilievitch Morozov (1770-1860), serf paysan ayant racheté sa liberté et qui, avec sa femme issue d’une famille spécialisée dans la teinture des tissus, fonda la Société des textiles de Tvier. Celle-ci fit l’immense fortune des générations suivantes et finança les exceptionnelles collections d’œuvres d’art constituées par ses arrière-petits-fils, Mikhaïl Abramovitch (1870-1903) et Ivan Abramovitch (1871-1921). Il leur fallut, outre ces moyens considérables, une culture et une fibre artistique soutenues par leur mère, Varvara Alexéevna Morozova, née Khloudova (1848-1917). Ayant pris la tête de l’entreprise à la mort de son mari en 1882, elle dirigea sans faillir des fabriques employant jusqu’à environ 13 000 ouvriers, consacra une partie de sa fortune à des œuvres de bienfaisance et, surtout, entretint l’un des salons les plus réputés de Moscou, où convergeait toute l’« intelligentsia » d’alors – écrivains, artistes et professeurs.
Entre ses deux fils aînés, les rôles furent bientôt répartis : le premier, doué pour les sciences et les arts, serait formé au lycée et à l’université et laisserait la conduite des affaires au second, après qu’il aura fini ses études de chimie à l’École polytechnique de Zurich. Tous deux apprirent le dessin et la peinture, et si Mikhaïl s’essaya, avec peu de succès, à l’écriture, Ivan, bien qu’ayant vivement aimé peindre durant ses études, y renonça par refus de la médiocrité, se contentant dès lors de s’« enthousiasmer pour les travaux d’autrui ».
« Voilà un musée de la peinture infiniment précieux, indispensable à tout connaisseur de l’art moderne… »
C’est Mikhaïl, l’aîné, qui ouvrit pour les deux frères la voie de la collection, dans les dernières années du XIXe siècle : tentant d’abord, avec quelques déconvenues, d’acheter des œuvres de maîtres anciens, puis s’intéressant aux peintures de genre, avant de s’orienter vers l’art moderne et de s’implanter sur le marché parisien en même temps que Chtchoukine, à partir de 1898. Sa collection, réunie en seulement cinq ans, frappait par son éclectisme : elle rassemblait autant de peintres russes que de français, de Mikhaïl Vroubel aux postimpressionnistes. Peu avant son décès prématuré, il réalisa au printemps 1903, par l’entremise de la galerie Bernheim-Jeune, sa dernière acquisition : le portrait de la chanteuse Yvette Guilbert par Henri de Toulouse-Lautrec.
LE « PRINTEMPS FRANÇAIS » À MOSCOU
Le dernier séjour à Paris de Mikhaïl fut le premier d’Ivan, comme un passage de relais symbolique. Ensemble, ils visitent le Salon de la Société nationale des beaux-arts et les événements périphériques qui mettent ce dernier au contact de l’art moderne et attisent sa francophilie. Lors de ce séjour, Ivan achète La Gelée à Louveciennes d’Alfred Sisley chez Durand-Ruel, qui lui vend, l’année suivante, le Portrait de Jeanne Samary par Auguste Renoir, premier chef-d’œuvre impressionniste de l’une des plus remarquables collections d’art moderne au monde, constituée entre Paris et Moscou. À partir de 1904, Ivan Morozov séjourne à Paris deux fois par an, prenant ses habitudes au Grand Hôtel, fréquentant assidûment le Salon des indépendants au printemps et le Salon d’Automne. Au cours des dix années suivantes, il réunit trois cent huit œuvres d’artistes russes et cent quatre-vingt-huit de peintres étrangers.
Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau de conseillers, souvent artistes – Sergueï Vinogradov est le plus régulier, auquel se joignent occasionnellement Igor Grabar et Valentin Serov –, et de galeristes, dont Paul Durand-Ruel et Ambroise Vollard, auprès duquel il n’acquiert pas moins de quinze toiles de Paul Cézanne, l’un de ses artistes favoris. Lors du Salon d’Automne de 1904, Vinogradov note que Cézanne est « d’une autre époque, d’une autre mentalité », ajoutant : « On sent qu’il se dresse face à la vie, enveloppé tout entier d’une impression nouvelle. »
Quant au Café de nuit de Vincent van Gogh, acquis en 1908, il inspire au poète Ossip Mandelstam la réflexion suivante : « Je n’ai jamais vu de la couleur qui aboie ainsi. » Avec des ensembles conséquents d’œuvres de Camille Pissarro, Alfred Sisley, Auguste Renoir ou Paul Gauguin, la collection Morozov contribue à faire de Moscou au début du XXe siècle « la ville de Gauguin, Cézanne et Matisse », selon l’artiste et historien Alexandre Benois.
Pour accueillir cette collection, l’industriel aménage peu à peu en galerie l’hôtel particulier qu’il occupe depuis la fin des années1880 rue Pretchistenka. Consacrant le rez-de-chaussée aux artistes russes (Alexandre Golovine, Constantin Korovine, Mikhaïl Larionov, Natalia Gontcharova, Marc Chagall) et le premier étage aux Français, il parachève la transformation de l’édifice en commandant deux ensembles décoratifs d’envergure, l’un à Maurice Denis pour le salon de musique, l’autre à Pierre Bonnard pour le palier de l’escalier d’apparat. La Méditerranée de Bonnard arrive à Moscou avec le Maroc de Matisse et le « souvenir du printemps grec, ou sans doute plutôt français », qu’Émile Verhaeren sent dans les peintures de Denis. L’ensemble suscite l’admiration du critique Sergueï Makovski : « La ville de Moscou peut, à juste titre, être fière de la “galerie française” d’Ivan Abramovitch Morozov rue Pretchistenka. Peu de collections peuvent lui être comparées non seulement en Russie, mais également en Occident. Voilà un musée de la peinture infiniment précieux, indispensable à tout connaisseur de l’art moderne…»
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« La Collection Morozov. Icônes de l’art moderne », 22 septembre 2021 - 22 février 2022, Fondation Louis-Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, 75116 Paris.