Vous avez souvent raconté votre enfance dans une petite ville de l’Ohio, notamment au cours d’une conversation avec l’écrivain Édouard Louis. On imagine que l’art n’était pas très présent dans cet univers…
Oui et non. D’abord, j’ai eu la chance d’avoir une enseignante en arts plastiques qui nous a souvent emmenés au Toledo Museum of Art et au Cleveland Museum of Art, des musées des beaux-arts dont les collections sont assez variées. Même si la ville où j’habitais est un endroit plutôt isolé, où tout se résume au sport et à l’église, on y trouve des poches d’activités internationales. Par exemple, une commande publique y avait été passée à Jackie Ferrara. Cela n’avait pas du tout l’air d’être de l’art, mais je savais que c’en était puisque les gens le disaient – je n’ai vraiment découvert l’art minimal que beaucoup plus tard. Nous allions aussi à Cleveland voir des concerts et de drôles de pièces de théâtre pour lesquelles certains étudiants se passionnaient. Les récits d’Édouard Louis sur la vie dans les petites villes m’ont beaucoup fait penser à ce que j’éprouvais pendant mon adolescence. Mon grand-père peignait des aquarelles et ma grand-mère faisait de la broderie assise sur le canapé, devant la télévision, en fumant des cigarettes et en buvant des rhum-Coca.
Quand vous êtes devenue artiste, avez-vous à un moment fait le choix de la peinture ?
C’est une bonne question… Oui, je crois. Quand je suis arrivée à la Rhode Island School of Design (RISD), où un professeur m’avait conseillé d’aller, je ne me souviens pas avoir hésité. Ce n’était pas parce que je voulais absolument faire de la peinture, mais je considérais qu’il n’y avait que cela, que c’était le cœur du sujet. Finalement, j’ai aussi suivi la plupart des cours du département de sculpture, car les professeurs étaient plus tournés vers le monde de l’art contemporain et la critique. Ensuite, à CalArts [California Institute of the Arts], j’ai créé beaucoup d’installations, puis, à la fin, je me suis autorisée à peindre. Au début, je me disais que la peinture était trop limitée. Par la suite, j’ai essayé d’explorer avec la peinture tout ce que je faisais par ailleurs, tous les domaines qui m’intéressaient : le corps, l’espace, le temps… C’était également une façon de prendre en compte ce qui se passait entre les tableaux.
Aujourd’hui, ce serait plus facile ?
Bien sûr. Quand je raconte à mes étudiants les questionnements par lesquels je suis passée, ce que cela représentait de peindre dans les années 1990, cela leur semble incompréhensible.
Et l’enseignement, est-ce important pour vous ?
Oui, j’adore enseigner. C’est la façon dont j’apprends le plus parce que j’apprends des étudiants et que je dois apprendre à leur expliquer. Étant assez introvertie, pouvoir leur parler implique que je sache vraiment ce que je pense ! C’est un peu pareil avec la peinture : quand je choisis de peindre quelque chose, c’est souvent que j’ai envie d’en savoir plus sur un objet ou un sujet. Je me sens constamment dans la position d’apprendre, comme une étudiante éternelle… Lorsque je commence une peinture, je m’interroge d’abord sur ce qu’est la peinture. Et j’apprends aussi à moi-même comment peindre d’une manière ou d’une autre. Je réalise beaucoup d’esquisses. C’est toujours une démarche en amateur. Aujourd’hui, c’est sans doute un peu différent, mais, dans les années qui ont précédé la crise du Covid-19, enseigner, c’était essayer de transmettre aux étudiants l’idée d’être capable de faire de l’art. La capacité d’exécution n’est que la pointe émergée de l’iceberg. Faire de l’art, c’est être sur un fil étroit entre produire quelque chose sans savoir ce que l’on fait et faire quelque chose que l’on comprend parfaitement et que l’on sait faire.
Pour votre exposition à Arles, c’est la figure de Vincent van Gogh qui vous a occupée, mais j’ai l’impression qu’Henri Matisse est encore plus important dans votre travail.
J’ai beaucoup regardé Matisse quand j’étais étudiante, en particulier son travail pour le domaine textile : il s’est permis d’aller aussi dans cette direction.
Quel rôle Alex Katz a-t-il joué dans la formation de votre regard ?
Son art m’a beaucoup inspirée, notamment pour le plaisir presque enfantin qu’il semble éprouver dans la couleur, et pour l’échelle de ses œuvres. Sur un plan plus personnel, j’ai suivi les cours de David Reed, un artiste extraordinaire qui nous avait rapporté d’Europe une collection de diapositives prénumériques. Elles représentaient des œuvres d’artistes que l’on ne voyait pas encore dans les magazines, comme Heimo Zobernig. À la même époque, j’ai aussi rencontré Mary Heilmann, qui a une relation merveilleuse à la peinture, une véritable joie à regarder les choses sans effort. Puis il y a eu Deborah Kass et ses engagements féministes qui prennent appui sur l’œuvre d’Andy Warhol, et Elaine Sturtevant, dont j’ai mis du temps à comprendre les recherches. En art ancien, la profondeur de Jean Siméon Chardin me fascine.
Dans l’exposition, un ensemble de collages montre que votre intérêt pour Van Gogh remonte à vos premières années de travail. Comment cette exposition à Arles est-elle née ?
Je connaissais Bice Curiger [directrice artistique de la Fondation Vincent van Gogh] par le biais de la revue Parkett, et Mark Godfrey, le co-commissaire de l’exposition, m’a entraînée dans le projet après ses échanges avec elle. Je viens à Arles depuis mes 19 ans. À l’époque, pendant ma scolarité à la RISD, j’ai passé quelques mois en France. Je devais travailler pour Sophie Calle, mais elle m’a envoyée vers Annette Messager, qui m’a envoyée vers Chantal Crousel, chez qui j’ai fini par faire un stage ! On m’avait mise à l’accueil alors que je ne parlais pas un mot de français. J’aimais le fait que la galerie soit à côté du Centre Pompidou. Pendant l’été, je voulais aller au Festival d’Avignon, mais je me suis d’abord arrêtée à Arles pour les Rencontres de la photographie, et pour les tournesols que j’allais voir à vélo, et je n’ai jamais atteint Avignon…
Comment avez-vous choisi les tableaux de Van Gogh qui sont exposés ? On a l’impression que ce sont des œuvres avec lesquelles vous avez une intimité particulière.
Je n’avais pas autant le choix que ce que l’on pourrait imaginer. Dans l’idéal, je voulais exclusivement des œuvres faites à Arles ou d’après Arles, et nous y sommes presque parvenus. Chacune d’elles est caractéristique des traits de sa peinture. Les Pissenlits est probablement le tableau qui m’a le plus ouvert les yeux sur son travail, en raison du lien avec ses ciels nocturnes. Il donne une idée de la présence de l’abstraction dans son œuvre, que les gens n’ont pas forcément à l’es- prit. J’aime énormément ses natures mortes : j’ai donc passé presque un an à chercher ce que je voulais, et j’ai choisi Pile de romans français. Dans quelques années, il ne sera probablement plus possible d’emprunter ces tableaux. Il y a aussi Hôpital à Saint-Rémy, qui vient du Hammer Museum of Art et que je connais bien, puisque je vis à Los Angeles depuis près de trente ans – c’est de loin le meilleur tableau de Van Gogh conservé dans cette ville. Je me suis rendue au Cleveland Museum of Art pour solliciter le prêt d’un tableau que j’ai souvent vu dans mon adolescence, mais le Covid-19 a compliqué la situation et empêché ce prêt.
Ce n’est pas la première fois que vous réalisez un papier peint. Comment vous inscrivez-vous dans l’histoire de cette pratique ? Et d’ailleurs, est-ce même un papier peint que vous montrez dans cette exposition ?
C’est un travail qui utilise en partie ce que sont le papier peint et les images qui y sont associées, comme la répétition des motifs. Mais j’essaye aussi de faire une seule peinture sur l’ensemble du mur. Cela vient d’œuvres que j’ai produites il y a huit ans à la galerie Capitain Petzel [Berlin] : des peintures qui étaient le mur, puis des murs qui étaient de la peinture. C’était la première apparition de mes papiers peints. J’avais pris un morceau de papier que j’avais scanné et agrandi, qui est devenu image sur le papier peint, animé de jeux avec le langage… C’est une façon différente de s’engager dans une histoire de l’art, par un questionnement sur la circulation des images, le permanent et l’éphémère, sur ce qu’est la peinture. L’histoire de la peinture remonte à l’art rupestre et aux fresques, et c’est une manière d’y revenir après les cent dernières années de peinture dans des espaces domestiques, les catégories du décoratif et de l’illustration… Quand on fait de la peinture, on superpose immanquablement une surface peinte à une autre surface peinte, que ce soit le mur blanc d’une galerie ou autre chose : la peinture existe avant vous, et vous ajoutez toujours à ce qui existe. Mais, ici, tout est parti du fait que les tableaux de Van Gogh ne peuvent être accrochés sous un éclairage supérieur à 8 lumens et que, de toute façon, un mur trop blanc empêche de bien voir les couleurs. D’ailleurs, j’ai aussi créé des découpes de lumière en trompel’œil, qui jouent avec l’image de ces spots que l’on met partout aujourd’hui. Je compose avec l’idée du cadre, de la frise.
Pourquoi avoir introduit Winifred How dans cette réflexion ? Et qui est-elle ?
Je m’interrogeais sur la façon de faire une exposition presque dans l’obscurité, tout en me demandant comment dialoguer avec l’un des artistes les plus connus au monde… Je fréquente beaucoup les librairies d’occasion et j’avais acheté un portfolio de Winifred How daté de la fin du XIXe siècle*1 : c’est ce qu’elle a réalisé à la fin de son cursus universitaire. J’ai trouvé quelques informations sur elle. En Angleterre, un petit musée lui est consacré, qui est, je crois, sur le point d’ouvrir au public, mais la crise sanitaire m’a empêchée d’y aller. Sur eBay, j’ai aussi trouvé quelques livres qu’elle a illustrés. On sait qu’elle a dessiné un flyer pour lever des fonds au profit de mineurs blessés dans une explosion, qu’elle s’intéressait à la danse moderne… mais l’essentiel de son travail reste à découvrir ! Peut-être que l’une de ses arrière-petites-filles lira un jour notre conversation et fera cette recherche – de plus, il y a une autre Winifred Howe, avec un « e », qui a été conservatrice au Met [Metropolitan Museum of Art, New York], ce qui complique la tâche ! J’expose par ailleurs des planches d’un artiste anonyme français – c’était très important pour moi d’introduire un artiste complètement anonyme.
D’où viennent les images collées sur les murs, comme cette carte enfantine qui montre « Zéphyrin boute-en-train » ?
Ce sont des objets que j’ai achetés lors de mon premier séjour en France. À ce moment-là, j’achetais tout ce que je trouvais en lien avec la vie des jeunes mères au siècle dernier, et qui déterminait ce qu’est une femme… J’y ai repensé en reprenant mes notes de cette époque.
Mais quel lien établissez-vous avec Van Gogh ?
Il n’y a pas de logique… Chaque exposition, chaque objet se transforme en quelque chose d’autre… Il y a aussi des livres de Virginia Woolf, qui n’ont rien à voir avec Van Gogh.
Vos peintures sur châssis sont très diverses, entre figuration et abstraction, entre une touche épaisse et, par endroits, très fine, entre des gestes très expressifs et des traces laissées par des machines… Comment choisissez-vous un style plutôt qu’un autre dans ce répertoire ?
Le point important, c’est précisément d’avoir ce répertoire. Avant, je considérais que la manière de peindre en disait plus que le contenu de la peinture. Alors, être le plus ouvert possible était pour ainsi dire une décision politique : être ouvert et signifier qu’il n’existe pas une seule façon de peindre, que tout est possible. En même temps, j’ai très envie d’explorer mes propres habitudes de travail, de lutter contre elles, ce qui est toujours assez complexe.
Imagineriez-vous de montrer le papier peint d’Arles sans les tableaux de Van Gogh ?
Je pourrais le prendre comme un point de départ, mais ce serait une juxtaposition avec autre chose. Enfin, je ne sais pas, c’est une question difficile…
Ce n’est pas non plus la première fois que vous concevez des tables animées, un peu comme des personnages enchantés d’Alice au pays des merveilles. Elles sont jonchées de livres que vous avez réalisés à la main, et dont on peut se saisir. Un tiroir s’ouvre, une vidéo surgit sur un pan de mur, une odeur de camphre s’échappe de pages ouvertes… L’enfance semble avoir une place importante dans votre œuvre, n’est-ce pas ?
Je voulais que les tables soient un livre à elles seules, un peu comme une mise en abyme – des livres dans un livre. Personne ne peut percevoir la totalité de ce que contiennent ces tables : elles portent l’idée d’une narration incomplète. Chacun y fait son chemin. Le fait d’autoriser les visiteurs à manipuler les livres est une façon de rompre avec les normes sociales qui régissent les musées. C’est très antithétique de la manière dont Van Gogh est traité dans l’exposition. Au moment de l’accrochage de ses tableaux, j’ai eu une hallucination un peu folle : quand une toile de Van Gogh franchissait le seuil du musée, il y avait toute une série de performances, de manœuvres de sécurité pour le protéger, une chorégraphie de convoyeurs… Mais c’est très abstrait, car, en réalité, il n’y a pas de voleur. Même les êtres humains ne sont pas aussi bien protégés… C’est étrange de penser à toute l’économie qui entoure ses œuvres et au personnage qu’il était, par sa correspondance abondante, son soutien actif des artistes dont il vendait des estampes chez Goupil… La part qui revient aux artistes est toujours si faible… Van Gogh n’a jamais été millionnaire, et il croyait vraiment aux artistes.
Le secret joue-t-il un rôle important dans vos œuvres ?
Ce sont plutôt des couches de réalités temporelles. Plus on reste en présence d’une œuvre, mieux on en perçoit les diverses nuances. Il y a toujours quelque chose qui peut être caché, en fait qui est surtout sous-jacent. Je pense qu’il y a dans la peinture une certaine critique de la logique cartésienne. Ce sont des points de vue différents, souterrains… Je n’ai aucune réponse, mais je suis entourée d’une sorte de cosmologie d’éléments superposés, qui sont rarement nommés.
Dans quelle mesure la résidence Studio of the South, que vous avez créée pour accueillir des artistes à Arles, nourrit-il votre travail ?
Cela rejoint l’envie d’être l’étudiante éternelle que j’évoquais au début de notre conversation. J’aime savoir comment d’autres artistes voient le monde, la façon dont ils prennent des décisions, le regard qu’ils portent sur l’art selon des perspectives parfois assez romantiques. Je suis toujours curieuse du travail des autres, et j’adore l’art !
*1 Le portfolio de Winifred How comprend des exercices de design réalisés entre 1916 et 1918, plusieurs dessins non datés, deux dessins pour des motifs à imprimer sur de la mousseline datés de 1919, et un petit dessin à l’encre sur papier de mars 1934.
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« Laura Owens & Vincent van Gogh », 19 juin-31 octobre 2021, Fondation Vincent van Gogh Arles, 35 ter, rue du Docteur-Fanton, 13200 Arles, fondation-vincentvangogh-arles.org