« Au nord-est de la ville royale, à flanc de montagne, il y a une statue en pierre de Bouddha debout; elle est haute de 140 à 150 pieds. Ses couleurs dorées étincellent dans toutes les directions, et ses ornements précieux éblouissent par leur éclat », relatait le pèlerin chinois Xuanzang, lors de son passage dans la vallée de Bamiyan, en 632. C’est au pied des montagnes enneigées de l’Hindou Kouch, dans cette terre des confins où se sont rencontrés, puis métissés la Grèce d’Alexandre, l’Iran des Sassanides et l’Inde de Bouddha, que s’est produit l’un des actes de vandalisme les plus barbares de ces dernières décennies. Devant les télévisions du monde entier, et dans un sentiment de stupeur partagée, explosaient ainsi ces deux statues monumentales que les soubresauts de l’histoire avaient jusqu’alors miraculeusement épargnées. Certes, des photographies prises dans les années 1930 par le couple d’archéologues français Joseph et Ria Hackin – auxquels le musée Guimet rend un vibrant hommage – attestent que les visages des deux Bouddhas présentaient de très anciennes traces de cassures effectuées de main d’homme et non formées par l’érosion. Mais, si des actions iconoclastes ont déjà été commises sur cette terre comme dans maintes autres régions du monde, jamais elles n’avaient été préméditées avec un tel sens du théâtral.
«Ce que l’on fait aux images, on le fait aux hommes», résume très justement Sophie Makariou, conservatrice du patrimoine et présidente du musée Guimet. Elle a souhaité, à travers cette touchante exposition, célébrer la résistance héroïque du peuple afghan ainsi que celle du couple Hackin, dont la brillante carrière devait s’interrompre tragiquement en mer en février 1941 : peu après leur ralliement à la France libre et au général de Gaulle dès juillet 1940, leur bateau fut torpillé au large des îles Féroé…
Une page de l’archéologie française
Ce n’est pas sans une réelle émotion que le visiteur découvre, dès l’entrée de l’exposition, les carnets de fouilles, ouvrages et clichés de populations nomades pris par ce couple qu’unissait une passion commune : l’archéologie de cette région du monde, fascinante mosaïque de cultures et de traditions qui fécondèrent pendant de longs siècles l’identité de l’Eurasie. Comme souvent, les diplomates et les militaires avaient ouvert la voie aux chercheurs et aux scientifiques. « Si Caboul n’est pas, comme je le présume, l’Alexandrie du Caucase, cette dernière n’en doit guère être éloignée », consigne ainsi dans son journal le général Court, ancien officier de l’armée napoléonienne alors en service dans ces contrées d’Orient. Mais c’est aux éminents représentants de la Dafa (la Délégation archéologique franco-afghane fondée en 1922 par Alfred Foucher) qu’il revient d’effectuer les premières fouilles sur le site de Bamiyan.
Dès l’année suivante, au cours de l’hiver 1923, l’architecte, archéologue et historien d’art André Godard, accompagné de son épouse Yedda, procède aux premiers relevés des peintures bouddhiques, malgré le froid saisissant qui sévit dans cette région montagneuse d’Asie centrale. Il est rejoint deux ans plus tard par Joseph Hackin, alors conservateur du musée Guimet, qui succombera à son tour à la grandeur altière du « Royaume du Bleu » et goûtera « la paix infinie des crépuscules de l’Islam», aux côtés de sa femme Marie, plus connue sous son diminutif, « Ria ».
Mais si le nom des Hackin demeure irrémédiablement attaché à leur prodigieuse découverte, en 1937, du « trésor de Begram » (magnifique dépôt mêlant des bronzes gréco-romains, des verreries peintes dans le plus pur style alexandrin, des ivoires indiens d’une troublante sensualité, des coupes en laque chinoises d’époque Han…), le souvenir de leurs différentes missions au pied des falaises de Bamiyan n’en est pas moins émouvant. Entre autres documents, l’exposition dévoile un cliché de Ria juchée sur son cheval en amazone, ou bien cette extraordinaire photographie immortalisant les membres de la Croisière jaune massés au pied du Grand Bouddha.
Sophie Makariou a souhaité, à travers cette touchante exposition, célébrer la résistance héroïque du peuple afghan ainsi que celle du couple Hackin.
Parmi eux, Alexandre Iacovleff, le peintre officiel de la mission, qui reproduira avec fougue les fresques des coupoles. « Curieux d’analyser plus profondément l’esprit de cet art et de conserver quelques documents sur ces peintures dont les années ne tarderont guère, malheureusement, à effacer les traces, je me résous avec émotion au métier de copiste », rapporte l’artiste dans son carnet de voyage.
En écho lui répondent les magnifiques relevés effectués dans les années 1930 par l’architecte Jean Carl, l’infatigable compagnon de mission des Hackin, qui se suicidera après avoir appris le décès de ses amis. Comme une revanche sur la barbarie, ses gouaches éclatantes, dont le très matissien Bodhisattva bleu, constituent désormais d’exceptionnels documents dans la mesure où la plupart de ces fresques ont irrémédiablement disparu…
De la désolation à la commémoration
Deux décennies après l’explosion des Bouddhas de Bamiyan, comment commémorer, sans sombrer dans le pathos, ce crime contre l’humanité et l’un de ses plus émouvants patrimoines ? Reconstruire à l’identique ces deux figures du Bienheureux, comme l’ont suggéré certains ? Matérialiser, au contraire, leur « absence/présence » au creux de la falaise?
C’est manifestement le parti pris adopté par le plasticien, historien et écrivain Pascal Convert (voir The Art Newspaper Édition française d’avril 2021, p. 31), dont tout le travail interroge la place de la mémoire et de l’oubli. Répondant à l’invitation de l’ambassade de France à Kaboul, l’artiste s’est rendu en 2016 en Afghanistan et a succombé, à son tour, à la beauté grandiose de cette vallée et à la gentillesse de ses habitants. À la suite de son séjour, il a conçu un immense panoramique qui restitue avec force l’épaisseur temporelle de cette cathédrale minérale et de ses deux alvéoles béantes, plus éloquentes que tout discours. « À Bamiyan, nous sommes au bord du monde, et notre monde est au bord du précipice », prophétise ainsi Pascal Convert, dont l’œuvre sonne comme un manifeste, tant esthétique que politique…
-
« Des images et des hommes. Bamiyan 20 ans après », 24 février-21 juin 2021, musée national des Arts asiatiques – Guimet, 6, place d’Iéna, 75116 Paris.