Née en 1982 à Worcester (Massachusetts), diplômée de la School of the Art Institute of Chicago et de la University of California à Los Angeles, Wu Tsang vit et travaille à Zurich, en Suisse. L’artiste s’est fait connaître en 2012 avec son long métrage Wildness, présenté au Doc Fortnight du Museum of Modern Art (New York). Co-organisatrice dans les années 2000 de Wildness, soirée hebdomadaire au Silver Platter, un bar gay latino devenu le point de rencontre de la communauté LGBTQIA+ à Los Angeles, elle documente les relations entre clients, artistes et interprètes. Fruit de collaborations, son travail s’intéresse à la fluidité des genres et aborde plus largement la question de l’identité en réinventant les représentations raciales et genrées à travers la performance, la réalisation, l’installation et l’organisation d’événements. Ses œuvres ont été exposées ou projetées au Gropius Bau (Berlin), à la Tate Modern (Londres), à la Kunsthalle de Münster, au Stedelijk Museum (Amsterdam), au Whitney Museum of American Art et au Solomon R. Guggenheim Museum (New York), ou encore au Museum of Contemporary Art Chicago, parmi de nombreuses autres institutions nationales et internationales. Dans son dernier classement Power 100, ArtReview l’a distinguée parmi les artistes actuels les plus influents, aux côtés du poète Fred Moten, avec qui Wu Tsang travaille depuis plusieurs années.
Quelle est la genèse de votre vocation d’artiste ?
J’ai réalisé un film quand j’étais adolescente. Mais je ne me souviens pas avoir pensé alors devenir artiste. Je suis venue à l’art en étant activiste lorsque je vivais à Los Angeles, au début de la vingtaine. Je me suis impliquée dans la réalisation de documentaires parce que je travaillais comme organisatrice communautaire. Donc, faire des films était un moyen de communiquer. J’ai également suivi des cours dans une école d’art, mais je me suis retrouvée davantage engagée dans des projets collaboratifs, l’organisation de soirées, etc. Je suppose que la performance a toujours été au centre de tout cela.
Vous présentez plusieurs œuvres dans l’exposition « visionary company » à Lafayette Anticipations, à Paris. Comment est né ce projet ?
L’idée de cette exposition a vu le jour il y a plusieurs années. J’ai participé à différents projets collectifs à Paris au fil des ans, et Lafayette Anticipations a soutenu mes films. Lorsque François Quintin, l’ancien directeur artistique de la Fondation, m’a contactée, la conversation a commencé par : comment faire une exposition dans ce bâtiment qui possède un caractère unique ? Ce n’est pas un espace traditionnel, en particulier pour une artiste d’installations vidéo. La lumière extérieure s’y infiltre, c’est très poreux, avec des ouvertures entre les étages, où le son peut également passer. Je savais depuis le début que je voulais créer quelque chose de spécifique pour cet espace.
Je travaillais à l’époque sur plusieurs expositions importantes, voyageant d’un musée à l’autre. Ce concept ne me semblait pas approprié, je voulais repartir de zéro. C’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé un projet de film, The Show is over, devenu la pièce maîtresse de l’exposition à Lafayette Anticipations. Il a été produit au Schauspielhaus, à Zurich, en Suisse, où je suis actuellement en résidence.
Comment avez-vous conçu l’exposition ?
J’ai travaillé avec le collectif d’artistes de performance Moved by the Motion, que j’ai cofondé en 2016 avec le danseur d’improvisation Tosh Basco. Ce groupe comprend le violoncelliste expérimental Patrick Belaga, le danseur Josh Johnson, qui a fait partie de la compagnie William Forsythe, la musicienne électronique Asma Maroof et le poète Fred Moten. Sachant que nous allions exposer à Lafayette Anticipations, j’ai décidé de construire l’exposition autour de ce film, en y intégrant des œuvres à la fois nouvelles et anciennes. L’idée était de créer une conversation avec The Show is over, en prenant en compte ce que le bâtiment offre en termes de relations à ma pratique artistique. Ma façon de travailler est toujours très fluide, entre la performance et le cinéma. Puisque l’édifice est fluide lui aussi, j’ai pensé qu’il pourrait y avoir une porosité entre les œuvres. Vous voyez un film, mais vous devinez la présence du suivant. Par exemple, j’ai utilisé le son de The Show is over pour un autre film, car le son monte dans l’espace. Il m’a semblé intéressant de réfléchir à ce que serait une sorte de « face B » de The Show is over. Vous reconnaissez le film, tout en voyant une image alternative, c’est une expérience différente. Plusieurs autres films sont liés au spectacle vivant. Sudden Rise (2019), à l’origine, fait partie d’une performance live.
Quels thèmes aborde The Show is over, pierre angulaire de l’exposition ?
Le film est une méditation de 30 minutes, d’après un poème de l’un de mes collaborateurs, Fred Moten. Le poème s’appelle Come on, get it ! et explore de nombreux thèmes. Nous voulions transposer le poème dans notre pratique de la performance et avons décidé de nous concentrer sur le dialogue entre le mouvement et le langage, entre la narration et les images. Nous avons effectué des recherches sur les faits historiques que le poème évoque, mais également sur un plan musical, puisqu’il comporte un certain nombre de références à l’histoire de la musique. Nous avons alors proposé une chorégraphie. En résumé, on peut dire que c’est un film de danse, mais qui explore aussi des sujets tels que la terre, la propriété…
Certains personnages sont inspirés de l’essai A Report from Occupied Territory, écrit par James Baldwin en 1966 pour le magazine The Nation. Son texte, qui parle de la tristement célèbre affaire Harlem Six, constitue une véritable dénonciation du racisme de la police aux États-Unis. Le poème de Fred Moten aborde également la question de l’application de la loi et la violence. Il incarne notre résistance en tant que communauté queer, noire et racialisée. Sa dimension poétique a pris une forme très concrète, car, à l’époque où je montais le film, George Floyd a été assassiné. Avec le mouvement Black Lives Matter se sont élevées dans le monde entier des voix dénonçant la brutalité policière et le racisme. Ces thèmes sont implicites dans le film, mais sans qu’il n’y ait eu à aucun instant la volonté de s’inscrire dans la continuité du moment historique que nous avons vu naître.
A posteriori cependant, le film semble faire écho au mouvement Black Lives Matter…
Je ne dirais pas cela. En tant qu’artiste, je travaille très lentement. Ma collaboration avec Fred Moten remonte à des années. Ce genre de thèmes est présent depuis longtemps dans notre travail. Mais c’est passionnant de voir que, désormais, de plus en plus de gens s’intéressent à ces sujets.
James Baldwin, écrivain engagé, est-il pour vous une référence majeure ?
J’ai toujours trouvé Baldwin très important, et ses textes ont une influence croissante auprès de beaucoup de gens. Ce dont il parle reste extrêmement pertinent aujourd’hui. Lorsque nous avons déménagé à Zurich l’année dernière, nous avons lu pour la première fois son essai Stranger in the Village, qu’il a écrit alors qu’il s’était installé à Loècheles- Bains (Leukerbad), un village situé dans le canton du Valais, en Suisse, où il était la seule personne noire. Il parle de ce que signifie être noir en Europe et de la différence, à l’époque, avec le fait d’être noir aux États-Unis. Bien sûr, cela résonne dans notre temps présent et dans notre travail : ce que signifie être artiste dans un contexte européen, après l’avoir été pendant de nombreuses années en Amérique. En y réfléchissant, nous essayons d’évoquer ces sujets du racisme et de la brutalité policière.
Dans le film sont prononcés ces mots : « The world is a picture. The point of view is the picture’s possibility » [« Le monde est une image. Le point de vue est la possibilité de l’image »]. Est-ce aussi votre conviction ?
La question du point de vue et de la perspective traverse l’exposition. Par exemple, nous avons installé une sculpture et, selon l’endroit où vous vous situez, vous voyez ou non un triangle. Ce thème a également à voir avec la relation entre l’image cinématographique et la perspective, ce que permet le cadrage de la caméra.
Comment avez-vous travaillé le son, la musique du film ?
Je travaille avec Asma Maroof depuis douze ans. Nous organisions des soirées ensemble à L.A. La musique est très intégrée au processus : Fred Moten s’y intéresse beaucoup, ce qui apparaît dans sa façon de parler et d’écrire, mais aussi dans les nombreuses références qu’il utilise, notamment du jazz… Faire de la musique était intimement lié au processus de performance, cela nous a aidés à concevoir la chorégraphie. Plein de choses passaient entre la musique et la danse.
Vous travaillez au Schauspielhaus, à Zurich. Comment cette activité nourrit-elle votre création ?
C’est une expérience incroyable, comme pouvoir faire tout ce que j’ai toujours voulu faire, en bénéficiant d’un fort soutien institutionnel, d’une structure. Le film a été tourné au théâtre, avec l’équipe technique. Nous commençons à peine à apprendre à travailler ensemble. Auparavant, nous faisions tout nous-mêmes, nous n’avons pas l’habitude d’avoir autant d’aide ! Beaucoup de possibilités nous sont offertes, mais nous avons aussi plus de demandes. Il s’agit d’une sorte de confiance. Nous créons deux productions par an, ce qui pour moi est beaucoup, d’autant que je me consacre à d’autres projets par ailleurs, à des expositions…
Voyez-vous une évolution dans votre approche artistique entre l’esprit des débuts à Los Angeles et votre travail à Zurich aujourd’hui ?
Certaines choses sont différentes, de manière inimaginable, mais, en même temps, d’autres sont très similaires. Utiliser le cinéma et la performance m’a toujours intéressée pour faire advenir de nouvelles compréhensions d’expériences qui n’ont pas été articulées par le courant dominant. Et aussi pour faire en sorte de rassembler la communauté. Nous travaillons sur un contenu plus nuancé, cela résulte probablement juste d’une approche plus large. Quand j’étais jeune, j’avais une idée très rigide de la politique, par exemple. Je pensais que les choses qui m’intéressaient devaient être les sujets de mon travail.
Aujourd’hui, les choses qui me tiennent à cœur sont implicites dans ce que je fais. Je n’ai pas besoin de choisir une histoire qui me reflète ; je peux m’inspirer d’une belle histoire qui existe. Il est possible de raconter sa propre histoire à travers des histoires classiques. J’ai plus d’appétit pour les affronter, tout en y voyant davantage de possibilités de les tordre, de les déformer à ma manière. En outre, quand j’étais plus jeune, je me sentais plus autoritaire. En travaillant dans un contexte chorégraphique et théâtral aussi collaboratif, j’ai compris que je devais abandonner cette posture individualiste. Réaliser une création nécessite des contributions multiples. Tant de personnes permettent la production d’une œuvre d’art, c’est un esprit d’équipe, presque comme une famille. Vous devez valoriser le rôle de chacun. Je me sens plus à l’aise dans ce genre de structure de travail. C’est un dialogue permanent.
Votre travail est à la croisée de la danse, du cinéma, du langage et du militantisme politique. Comment concevez-vous l’adéquation entre forme et fond ?
Il est important de dire que je ne suis ni danseuse ni chorégraphe. Les formes que prend mon travail ont principalement à voir avec des collaborations, au centre de ce que je fais actuellement. Au sein du collectif Moved by the Motion, nous sommes tous en osmose, avec nos langages spécifiques. La conversation entre le mouvement et la narration a toujours été essentielle. Nous mettons la poésie en mouvement. C’est lié à mon intérêt pour la chorégraphie et à la façon dont je peux la capturer avec une caméra. Une performance en direct est très différente de ce qui est enregistré par une caméra.
Vous figurez dans le dernier Power 100 d’Art Review, classement annuel des personnalités les plus influentes du monde de l’art – un millésime très politique. Parce qu’elles abordent des questions sociétales, raciales et de genre, vos oeuvres vous semblent-elles pleinement en phase avec le Zeitgeist, l’esprit du temps ?
Pour être honnête, je n’y pense pas. En tant qu’artiste, vous devez faire ce qui vous tient à coeur. Et les choses qui me tiennent à cœur aujourd’hui, j’y étais déjà attachée avant qu’elles ne deviennent mainstream. Si votre motivation est la reconnaissance, cela peut être très décevant. Cependant, bien sûr, c’est une bonne chose d’être soutenue pour continuer le travail que j’essaie de faire. Déménager à Zurich nous a vraiment permis de ralentir et de nous concentrer sur notre processus créatif en tant que collectif. Nous avons tous beaucoup voyagé. Vous êtes censé être visible, vous présenter à ces grandes expositions, à la prochaine biennale, faire des interviews, être partout… C’est un peu une roue de carrousel : impossible de descendre ! Le fait de travailler au théâtre à Zurich a été pour moi un moyen de m’installer dans une structure : je peux continuer à faire mon travail, quoi qu’il arrive. Et cela n’a jamais été aussi vrai. Avec la pandémie, on voit que tout ne se passe pas toujours comme prévu… cela nous apporte un peu d’air, car les choses avancent si vite en ce moment. Comme je l’ai dit, je suis très lente. Nous continuons simplement à faire ce que nous faisions.
Quels sont vos prochains projets ?
Nous avons terminé une production basée sur le mythe grec d’Orphée. Je travaille sur une adaptation de Moby Dick, le roman d’Herman Melville. C’est un processus plus long. Nous tournerons le film en juin, il s’agira d’une performance musicale cinématographique en direct. J’ai regardé beaucoup de films des années 1920 et 1930, notamment Faust de F. W. Murnau, qui date de cette époque où on allait voir un film qui ressemblait davantage à un spectacle vivant, avec un orchestre.
Je suis un peu obsédée par Moby Dick, même si le livre est très raciste, comme l’ont souligné certaines études postcoloniales. Mais la façon dont Melville voit les marins est à la fois sociale et orientaliste. Ce sont des thèmes qu’il est amusant de mettre en scène dans le cadre d’une performance. Nous pouvons aborder Moby Dick avec humour, jouer du sens de la chorégraphie. Ce livre est tellement riche, et le récit se déroule à une période intéressante : le début de la révolution industrielle. L’huile de baleine était alors un bien précieux et les bateaux étaient de véritables usines flottantes, avec à leur bord des gens du monde entier – et, bien sûr, cela se passe en mer. Il n’est pas nécessaire d’être fidèle au livre, qui a été largement adapté. S’éloigner de l’histoire est possible. Et c’est si merveilleusement écrit ! Je montrerai également un film dans la rotonde centrale du Guggenheim Museum, à New York, l’été prochain.
« Wu Tsang. visionary company », Lafayette Anticipations.