Un an et demi après son arrivée à Paris, l’historien d’art et commissaire d’exposition anglais a imprimé sa marque à la MEP, dédiant des solo shows à de grandes figures internationales et affirmant son soutien à la jeune création.
Vous me recevez dans votre bureau, un lieu que je suis surprise de trouver absolument vide. Nul ordinateur sur la table, pas un papier qui traîne, et peu d’images au mur…
J’ai transformé le bureau du directeur en salle de réunion. C’est un espace collectif où je travaille avec mon équipe, où je reçois les artistes et les journalistes, comme vous.
Comment en êtes-vous venu à la photographie, alors que vous étiez, a priori, plutôt un littéraire ?
J’ai fait des études en histoire de l’art au University College London (UCL). Ma thèse portait sur une comparaison entre la rhétorique de la Révolution française et la rhétorique révolutionnaire des surréalistes. Je mettais en parallèle leurs images, leurs mots d’ordre, leurs symboles. Ayant ensuite bénéficié d’une bourse de la Princeton University, aux États-Unis (2003-2004), je me suis spécialisé en histoire de la photographie.
Ce sont donc la littérature et le surréalisme qui vous ont conduit à la photographie ?
Oui. Même aujourd’hui, je reste fidèle aux surréalistes. Nadja est l’un de mes livres « photo » préféré. De plus, j’habite tout près de l’Hôtel des Grands Hommes (1), à proximité de la place Maubert [5e arrondissement]. Chaque matin, je circule dans le cerveau d’André Breton !
Peut-on dire que vous n’avez cessé, depuis, d’établir des passerelles entre ces deux mondes ?
En effet. En 2006, ma première exposition à la Hayward Gallery, à Londres, s’intitulait « Undercover Surrealism – Georges Bataille and Documents ». Je l’ai réalisée avec Dawn Ades, la plus grande spécialiste du surréalisme en Grande-Bretagne et qui a été mon mentor. Établissant des liens entre l’image et le texte, cette manifestation incluait à la fois des peintures, de la musique, des éléments de culture populaire, de l’art primitif… Ce sont ces passerelles qui fondent la façon dont j’exerce mon métier aujourd’hui. La photographie m’intéresse si elle est contextualisée par la littérature, la philosophie, les sciences… Walter Benjamin parle d’une « constellation des idées ». Pour moi, tout a commencé avec Georges Bataille, à travers sa revue Documents et ses textes sur la photographie : « Le Langage des fleurs », « Le Gros orteil», «Figure humaine», qui reposent sur une écriture très spéculative, très créative, comptent parmi mes essais préférés.
Récemment, vous avez écrit une série de textes pour le livre CTY (2018) du photographe Antony Cairns. Là encore, vous mettez en avant votre amour pour la littérature…
En fait, à chaque fois que j’écris sur la photo, je suis attiré vers la littérature. En écrivant sur Boris Mikhailov, j’ai eu largement recours au livre d’Emmanuel Carrère sur Philip K. Dick(2). Pour écrire sur Nobuyoshi Araki, j’ai utilisé Bataille. Et concernant Antony Cairns, j’ai effectué avec lui un choix d’écrivains :J. G. Ballard, H. P. Lovecraft, Benjamin Péret… Chaque chapitre débute par un texte d’un de ces écrivains développant une idée de la ville, et chacun de mes textes est une analyse de ces pages littéraires, non des images.
Lors de notre précédent entretien, au moment où vous preniez votre poste à la direction de la MEP, vous terminiez les œuvres complètes de Victor Hugo et commenciez celles d’Alexandre Dumas…
J’ai enchaîné avec Honoré de Balzac! J’achète les œuvres complètes sur Kindle, en anglais malheureusement, car je ne parviens pas encore à lire facilement en français. Depuis, je suis tombé amoureux d’Emmanuel Carrère. Je viens de finir Le Royaume [P.O.L., 2014], cet auteur m’obsède.
« Je reste fidèle aux surréalistes. J’habite tout près de l’Hôtel des Grands Hommes. Chaque matin, je circule dans le cerveau d’André Breton ! »
Lorsque vous êtes entré à la Tate Modern (Londres), en 2009, comme conservateur en charge de la photographie, il y avait tout à faire. Vous avez choisi de ne pas ouvrir de galerie spécifiquement dédiée à ce médium. Pourquoi ?
Que ce soit dans le mouvement surréaliste ou dans l’école du Bauhaus, la photo était intégrée parmi les autres médiums. C’est ce que j’ai voulu faire à la Tate. En revanche, j’ai insisté sur le fait que lorsque je montais des expos de photo, celles-ci devaient avoir la même ampleur que les autres manifestations importantes du musée. Avec le recul, j’ai le sentiment que les expositions que nous avons proposées étaient surdimensionnées. « Performing for the Camera », en 2016, comptait sept cents pièces…
Vous avez présenté beaucoup d’expositions thématiques à la Tate Modern. Avec « Exposed – Voyeurism, Surveillance, and the Camera » (2010), « Conflict, Time, Photography » (2014-2015) ou encore « Shape of Light – 100 Years of Photography and Abstract Art » (2018), vous avez établi des lignes de traverse entre différents médiums, en soulignant que les artistes ont des pratiques plurielles. De fait, pourquoi avoir pris la tête d’une institution spécialisée comme l’est la MEP ? N’est-ce pas un paradoxe ?
Non, à la MEP, j’essaye de montrer aux fidèles de la photographie les liens qu’entretient leur médium préféré avec les autres médiums. Qu’il s’agisse d’Erwin Wurm, de Coco Capitán ou de Hassan Hajjaj, ce sont tous des artistes qui mettent la photo au cœur de leur pratique, même si celle-ci est multidisciplinaire. Erwin Wurm est sculpteur, Coco Capitán produit des écrits et des peintures, Hassan Hajjaj crée des meubles et des vêtements.
Jusqu’à présent, vous avez essentiellement présenté des expositions individuelles. Allez-vous organiser à la MEP des expositions thématiques comme à la Tate Modern ?
Les salles d’exposition de la MEP sont plus petites, il est impossible d’y mener des expositions thématiques de grande envergure. Ceci dit, nous travaillons à un très beau projet pour l’été 2021, sur l’idée de l’intimité dans la photographie, intitulé « Love Songs ». Je l’avais proposé à la Tate avant mon départ, où il avait été accepté, puis ses responsables m’ont autorisé à le développer à Paris. Nous présenterons des artistes du monde entier qui ont photographié leurs propres amoureux-ses. Il y aura Larry Clark, Nan Goldin, Sally Mann, mais aussi de nombreux jeunes artistes. Il faut faire attention à ne pas raconter toujours la même histoire…
Vous avez récemment procédé à l’acquisition pour la MEP de quarante-six tirages d’Irving Penn. Comment une telle acquisition a-t-elle été possible ?
Irving Penn a bénéficié de plusieurs expositions à la MEP. Le photographe, puis sa Fondation [Irving Penn est mort en 2009] nourrissent depuis longtemps une relation forte avec notre institution, qui possède à ce jour la plus grande collection publique en Europe de ses œuvres. J’ai discuté avec son fils, Tom Penn, qui nous a proposé d’enrichir notre collection en complétant certaines séries – comme Les Petits Métiers ou les Corner Portraits – par les tirages qui y manquaient. Nous avons aussi acheté des œuvres de jeunesse et ses dernières photos. Cette acquisition, d’une valeur de plus de 2 millions de dollars, a été réalisée par le biais d’une sorte de vente de charité, grâce à laquelle la MEP n’a payé qu’une part minime de la valeur réelle des photos d’Irving Penn sur le marché. C’est une sorte de donation déguisée. La Irving Penn Foundation s’est montrée très généreuse.
Vous venez également de faire entrer à la MEP une importante collection de livres…
C’est la collection de l’organisme Self Publish, Be Happy qui, depuis 2010, permet à de jeunes photographes internationaux de publier des livres. Près de 3000 ouvrages autoédités et maquettes originales rejoignent ainsi les 33000 livres que compte déjà la bibliothèque de la MEP.
Y a-t-il d’autres enrichissements importants en vue ?
Nous avons créé un cercle de collectionneurs et bénéficié en 2020 d’un budget élevé, qui nous a permis d’effectuer ces deux enrichissements majeurs. En 2019, nos collections se sont étoffées d’œuvres qui étaient pour la plupart en lien avec nos expositions : quinze tirages de Hassan Hajjaj, dix de Coco Capitán, onze de Yingguang Guo, auxquels il faut ajouter trente et une photos de Françoise Huguier ou seize de Patrick Tourneboeuf, entrées dans le cadre de donations. Nous avons aussi acquis soixante-dix-sept magnifiques épreuves de Henry Wessel et bénéficierons prochainement d’une importante donation d’Erwin Wurm – des photos et des films.
« les femmes photographes ont besoin d’une institution qui les accueille pour une première exposition, qui les suive, puis leur consacre une nouvelle expo à mi-carrière. »
Depuis votre arrivée, vous avez tenu à contractualiser les donations des artistes…
Dans la mesure où les expositions sont financées par de l’argent public – en l’occurrence la Ville de Paris –, je considère qu’en ce qui concerne les artistes bénéficiant d’une forte présence sur le marché, nous ne pouvons pas produire des tirages qui seraient ensuite vendus en galerie ou par les artistes eux-mêmes. Nous avons donc établi que les frais générés par une exposition doivent être compensés par des dons d’œuvres à hauteur des sommes engagées. Un artiste comme Erwin Wurm s’est montré beaucoup plus généreux que ce que stipulait le contrat.
Et pour les jeunes artistes ?
Le fonctionnement est bien sûr différent. Nous payons leurs expositions, nous leur donnons un droit d’exposition de 1000 euros, et ils conservent leurs tirages, y compris ceux que nous avons aidé à produire, sans donation en contrepartie.
En 2020, pas un seul photographe français confirmé n’a bénéficié d’une grande exposition. En 2019, la MEP a présenté la rétrospective JR, mais elle avait été décidée avant votre arrivée…
Si vous établissez une liste des photographes français confirmés, vous vous apercevrez que la plupart ont déjà eu une exposition à la MEP. J’avais envie d’organiser une rétrospective Sarah Moon, mais c’est le musée d’Art moderne de Paris qui a emporté la mise [lire The Art Newspaper Édition française, juin 2020].
De nombreux photographes français en milieu de carrière ne pourraient-ils pas encore être valorisés ?
Certes, mais notre priorité est désormais d’exposer des artistes qui n’ont jamais été montrés en France. À l’exception de la prochaine exposition, sur Daido Moriyama. Ceci dit, cet accrochage sert en fait à introduire Shomei Tomatsu, peu connu en France. Nous prévoyons aussi, pour 2022 ou 2023, en fonction de l’évolution du contexte sanitaire, une année entière – ou, du moins, plusieurs saisons – consacrée à de jeunes artistes français. Essentiellement des découvertes.
L’espace du Studio est dédié précisément aux talents émergents. Cette année, sur cinq talents, quatre étaient des femmes. L’avenir de la photo est-il féminin ?
Il y a toute une génération d’artistes femmes, âgées d’environ 40 ans, qui sont fantastiques. Les chiffres dans les écoles sont éloquents : en France, plus de 65% des élèves sont des femmes; en Grande-Bretagne, elles sont plus de 80%. Elles ont besoin d’une institution qui les accueille pour une première exposition, qui les suive, puis leur consacre une nouvelle expo à mi-carrière. Si j’ai le choix entre deux photographes aussi bons l’un que l’autre, pourquoi ne pas exposer une femme ?
Comment repérez-vous tous ces talents ?
C’est essentiellement grâce à mon équipe, qui est jeune et très dynamique. J’ai créé un poste de responsable de la programmation, auquel j’ai nommé Manon Demurger. Un des commissaires d’exposition est parti, et il a été remplacé par Clothilde Morette. Toutes deux sont très au fait de la scène culturelle française et m’aident beaucoup. Je suis un peu vieux maintenant [Simon Baker a 48 ans], ce sont elles mes antennes.
Comment est né le projet de l’exposition « Moriyama - Tomatsu – Tokyo», dont l’inauguration a dû être repoussée en raison du nouveau confinement ?
Il y a quelques années, j’étais à Tokyo et j’ai demandé à Daido Moriyama s’il avait un projet qui lui tenait à cœur. Il m’a répondu avoir monté un projet d’exposition commune à Tokyo avec Shomei Tomatsu, qu’il considérait comme son grand inspirateur. Ils avaient établi ensemble la liste des œuvres, mais Tomatsu est mort avant que l’exposition n’ait eu lieu. J’ai décidé de faire vivre ce magnifique projet, en dédiant à chacun un étage de la MEP. C’est la première exposition de Tomatsu en France.
Quant à Moriyama, nous montrons beaucoup de photos inédites, comme ses petits Polaroid de Tokyo ou sa série récente en couleur, Pretty Woman : des silhouettes de femmes capturées dans le chaos des rues et des vitrines.
Qu’est-ce qui motive votre intérêt pour la photographie japonaise ? Les expérimentations très précoces, eu égard à l’histoire de la photo ? La richesse des publications ?
J’aime l’idée que ce soit une vraie avant-garde, incluant des poètes, des artistes, des musiciens, des danseurs qui ont travaillé ensemble. Le rapport au livre m’intéresse aussi. Moriyama et Tomatsu ont beaucoup publié et produit, on le sait moins, des écrits passionnants. Le catalogue de l’exposition à la MEP est un coffret rassemblant un livre des images de Moriyama, un autre des images de Tomatsu et un livre de leurs écrits.
Après Moriyama et Tomatsu, vous présentez Zanele Muholi, une exposition qui vient de la Tate Modern. Qu’est-ce qui vous intéresse dans son œuvre et son parcours ?
C’est une exposition qui se tien-dra dans le cadre de la saison Africa 2021. Dans un de ses dis-cours, Emmanuel Macron a dit que nous pouvions apprendre de l’Afrique, et je pense que Zanele Muholi est en ce moment l’artiste la plus intéressante au monde. À propos des questions d’iden-tité, de genre, je pense qu’elle est plus forte que les Européens ou les Américains, notamment parce qu’elle mène de front une carrière artistique et un engagement social.
Nous vivons une époque sérieusement menacée par l’autocensure, alors que la cancel culture se propage depuis les États-Unis vers l’Europe et le monde entier. En tant que directeur d’institution, faites-vous davantage attention à ce que vous exposez et à la manière dont vous l’exposez ?
J’ai été très affecté par l’annonce de l’annulation de l’exposition consacrée à Philip Guston par les quatre musées anglais et américains qui l’avaient programmée [reprogrammée depuis]. C’est vraiment imbécile d’annuler l’exposition d’un artiste juif qui a lutté tout au long de sa vie contre le racisme, au prétexte qu’une série de dessins et de peintures reprenant l’imagerie du Ku Klux Klan paraît à certains équivoque.
Depuis le hashtag sur Paul Gauguin (3), regardez-vous la collection de la MEP d’un autre œil en vous disant qu’il pourrait être désormais difficile d’exposer certaines œuvres ?
Non, le seul problème que peut poser la collection selon moi, c’est qu’elle n’est pas suffisamment représentative des artistes femmes ni des artistes des pays émergents.
Vous aviez le projet de créer une MEP hors les murs, notamment en Asie…
Avant ce nouveau confinement, nous souhaitions en effet ouvrir une MEP à Kyoto, dans le cadre du festival Kyotographie. Les directeurs de ce festival, Lucille Reyboz et Yusuke Nakanishi, ont trouvé un musée qui pourrait être loué entièrement pendant deux mois pour y présenter les jeunes artistes que nous exposons à Paris.
À côté de la littérature, vous êtes également féru de musique. À une époque, vous étiez souvent DJ lors des soirées hype de l’art. Continuez-vous ?
J’ai fait le DJ pour le vernissage de l’exposition Hassan Hajjaj…
Cela ne vous donne-t-il pas envie de monter une exposition qui explorerait les liens entre la photo et la musique ? De Roy DeCarava à Willy Ronis en passant par Robert Frank, il y a de quoi faire.
Non, ça ne fait pas partie de mes projets. Ceci dit, j’adorerais organiser une exposition Roy DeCarava…
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Notes :
(1) C’est là qu’en 1919, André Breton et Philippe Soupault ont écrit Les Champs magnétiques.
(2) Je suis vivant et vous êtes morts, Seuil, 1993.
(3) Lors d’une exposition Paul Gauguin à la National Gallery (Londres) en 2019, un article du New York Times se demande si l’on ne devait plus montrer ses œuvres en raison des relations du peintre avec de jeunes Polynésiennes.