Né en Colombie en 1986, Oscar Murillo est connu pour sa pratique itinérante embrassant peintures, œuvres sur papier, sculptures, installations, performances, vidéos et projets collaboratifs. Il est diplômé de la University of Westminster et du Royal College of Art, à Londres. Son travail et ses projets ont fait l’objet d’expositions personnelles et collectives dans des institutions de premier plan à travers le monde, dont, récemment : en 2019-2020 à l’Aspen Art Museum, aux États-Unis, et au Kunstverein à Hambourg, en Allemagne; en 2019 à Kettle’s Yard à la University of Cambridge, en Angleterre, au Shed, à New York, et au chi K11 Art Museum de Shanghai; en 2017 à la Haus der Kunst, à Munich, au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, et au Jeu de Paume, à Paris. Colauréat du Turner Prize en 2019, décerné pour la première fois de son histoire aux quatre nommés, qui s’étaient à cet effet formés en collectif, Oscar Murillo a, dans ce cadre, présenté son travail au Turner Contemporary à Margate, en Angleterre (2019-2020). Il a également participé à la Biennale de Berlin en 2018.
Comment êtes-vous venu à l’art ?
Je suis venu à l’art par traumatisme. L’art a toujours été une sorte de véhicule pour se libérer. Nous avons tous un traumatisme, nous grandissons avec, le monde nous l’inflige. Dans mon cas, j’étais très sensible, et l’art est devenu un moyen d’expression, de libération. Certaines personnes lisent ou écrivent. L’art est ce genre de plateforme. Je ne pense pas être venu à l’art par plaisir, mais par nécessité, par besoin. Vous vous retrouvez artiste, c’est un voyage.
Des artistes vous ont-ils influencé à vos débuts ?
Pas vraiment. En réalité, je n’aime pas l’art en tant que plaisir esthétique. Je ne vais pas dans les musées. Certains peintres parviennent à faire passer une énergie à travers le geste. La peinture devient vivante, elle prend une dimension spirituelle. Ce qui se produit est au-delà de la peinture, c’est très émotionnel. Je pense à Pierre Soulages ou à Kazuo Shiraga – des artistes que j’admire, dont je ressens profondément le travail, de manière viscérale. L’émotion est plus forte selon moi que le fait de s’atteler à décrypter un langage artistique académique.
« Lorsque j’étais étudiant au Royal College of Art, à Londres, il y a dix ans, je recherchais une intensité aussi violente. Je l’ai trouvée en Colombie. »
Vous présentez à la galerie David Zwirner, à Paris, sous le titre « News », une série de peintures récentes réalisées à La Paila, votre ville natale en Colombie, pendant le confinement au printemps et à l’été derniers. Comment sont nées ces œuvres ?
J’ai débuté cette série de peintures dans mon atelier il y a trois ans. Ce n’était alors qu’une expérience sans signification particulière. Je n’y prêtais pas beaucoup d’attention. C’était surtout un geste dans un moment de grande liberté. Puis cela a commencé à devenir important pour moi. Le geste est présent dans mon travail depuis le tout début. L’an dernier, au Kunstverein de Hambourg [« Oscar Murillo – Horizontal Darkness in Search of Solidarity »], c’était la première fois que j’étais aussi confiant en montrant ces peintures. J’ai également exposé certaines de ces œuvres à l’Aspen Art Museum [«Oscar Murillo – Social Altitude»], chez David Zwirner à Londres et au Shed, à New York. Lorsque je suis dans l’atelier, j’essaye de concentrer mes efforts sur ce corpus d’œuvres. Mes voyages dans le monde s’y retrouvent, elles deviennent des fenêtres d’énergie. Mon engagement dans la peinture, cette énergie et cette intimité m’ont donné une nouvelle confiance dans ce que signifie la peinture au sein de ma pratique, dans ce qu’elle m’apporte personnellement, au-delà du monde de l’art.
Peindre dans mon atelier en Colombie m’a permis de lever un voile. En un sens, je peins désormais pour une raison différente. Je ne renie pas mes œuvres précédentes, mais il y a une autre intensité dans cette série. L’intensité est un très bel endroit où se trouver. Il ne s’agit pas de joie mais de richesse. Lorsque j’étais étudiant au Royal College of Art, à Londres, il y a dix ans, je recherchais une intensité aussi violente. Je l’ai trouvée ici, en Colombie.
Je ne sais pas si ce sont le lieu, la concentration, ou un peu de chacun de ces aspects qui ont donné leur vitalité à ces peintures… Être isolé en Colombie en raison de la pandémie m’a coupé de mes engagements habituels. Cette sédimentation m’a permis de retrouver du temps. Au cours des dix dernières années, je n’ai cessé de voyager, d’effectuer des recherches, d’exposer. « News », le titre de l’exposition parisienne, est global. Il raconte un flux continu de faits, partout dans le monde. Or, mes peintures sont irrationnelles, une telle manifestation d’énergie ne peut être expliquée. J’aime cette schizophrénie, cette irréalité.
Ces peintures constituent-elles un tournant dans votre pratique ?
D’un point de vue formel, j’ai déjà joué par le passé avec les mots écrits et partiellement effacés sur mes toiles, j’y ai déjà incorporé différentes textures, ces fragments de velours, de lin, ces fils de coton sur lesquels je dessine et peins. Même si ce n’est pas si ancien, cela fait maintenant deux ans. L’usage constant de matériaux similaires dans chaque tableau est volontaire. Cette série évolue suivant une sorte de formule. Ce qui est peut-être nouveau, c’est l’intention, la conscience d’une telle démarche.
À l’occasion d’« Oscar Murillo – Horizontal Darkness in Search of Solidarity » (2019-2020) au Kunstverein de Hambourg, vos œuvres s’inscrivaient dans une agora qui accueillait des conférences, des échanges, des performances… L’art est-il pour vous un moyen de créer le débat, le catalyseur d’un engagement social, voire politique ?
Il s’agit davantage d’un dispositif, pour lequel les moyens de représentation et les moyens symboliques ne suffisent pas. Certes, les mots « Law », « News », « Power » se répètent sur mes toiles. Mais disons qu’il y a pour moi trois niveaux de lecture : d’abord l’aspect esthétique, auquel j’accorde beaucoup d’importance; puis la théorie, l’engagement, la production de culture avec les institutions; enfin l’action : que voyons-nous dans le monde et que pouvons-nous faire, en tant qu’être humain ? Ces trois niveaux sont différents. Le plus difficile est sans conteste l’engagement au-delà du monde de l’art. Essayer de changer les choses est certainement ce qui prendra le plus de temps. Depuis dix ans, je travaille sur des collaborations. Au Kunstverein, à Hambourg, le principe de l’agora a rencontré un certain succès, à travers les différentes invitations. C’était cohérent, un bel exercice avec des confrères, des amis. Mais je ne me fais pas d’illusion, cela n’a que peu d’influence sur le plan social et politique, si ce n’est de contribuer à aller à la rencontre d’autrui, en créant du débat.
Chacun de nous vit dans une grande ignorance de l’autre, en termes de différences culturelle, raciale, voire économique, si l’on compare les niveaux de vie. Les réseaux sociaux ont été très forts pour compartimenter, fragmenter. Les gens se rassemblent entre eux, dans des groupes. Je trouve cette réalité frustrante. Il existe de moins en moins d’espaces de confrontation ouverts à la diversité, à l’altérité. Il n’y a plus de désir d’avoir une conversation complexe.
L’idée d’échanges culturels est un fil conducteur dans votre travail, avec la mondialisation et ses effets, en termes de multiculturalisme, mais aussi de rapports de force. Pensez-vous qu’en tant qu’artiste il soit possible de faire évoluer les choses ? N’est-ce pas illusoire ?
C’est une désillusion si cela reste à la surface, dans un musée, une galerie, un projet. En effet, pour qu’une œuvre pénètre les esprits au-delà de l’exposition, de la performance, elle doit aller de pair avec un système bien plus solide, qui n’a rien à voir avec l’art. C’est compliqué, car nous pourrions dire que la société et l’art n’ont pas besoin l’un de l’autre. Cela relève de mon attitude personnelle, de mon désir. J’ai cette envie d’engagement dans la société, même si l’on peut penser qu’elle traduit aussi une forme d’égotisme. Il ne s’agit pas d’être en quelque sorte un sauveur, mais de contribuer à la réflexion. Je veux faire ma part en tant qu’acteur culturel et avec ma personnalité, mais je ne cherche pas forcément à être encensé pour cela. Par rapport à l’endroit d’où je viens, il me semble important de défendre la diversité.
Vos peintures font-elles écho au contexte dans lequel elles ont été créées, en Colombie ?
D’une certaine manière, oui. Je vis aujourd’hui. Je suis sombre. Je viens d’un lieu très particulier, qui peut être traumatisant, irrationnel, schizophrénique et, en même temps, magnétique, magnifique. C’est un microcosme : le monde entier à petite échelle. Au fil des ans, j’ai voyagé dans différents pays, où j’ai rencontré d’autres situations sombres. Cela m’a aussi évidemment marqué. Mon travail reflète cette expérience personnelle, mes rencontres, ce que j’ai vu…
En 2019, vous avez partagé le Turner Prize avec les trois autres nommés. La notion de collectif est très présente chez les jeunes artistes, en rupture avec la figure tutélaire du créateur…
Depuis des siècles, l’art est conduit par l’ambition individuelle, une question d’ego. Je ne pense pas que cela soit différent aujourd’hui. Mais, parmi les nommés, il y avait un fil conducteur commun. Et ce que nous portions collectivement dépassait nos différences. Mettre en évidence ce point commun a été pour le jury une façon de souligner notre engagement. Évacuer la question du prix a été un geste politique. Personnellement, j’ai trouvé cette attitude forte.
« Par rapport à l’endroit d’où je viens, il me semble important de défendre la diversité. »
Que vous inspire l’élection américaine récente ?
Donald Trump est le résultat de quarante ans d’individualisme. Ironiquement, les États-Unis et le Royaume-Uni se sont engagés à partir des années 1970 sur la voie du capitalisme financier et du consumérisme. Nous en voyons aujourd’hui les conséquences : cela donne Trump et un gouvernement ultraconservateur au Royaume-Uni. D’un point de vue humain, le mandat de Trump a jeté une lumière crue sur le traitement des migrants, sur le racisme. Mais le meurtre de personnes noires n’est hélas pas nouveau, cela existe aux États-Unis depuis des décennies et des décennies. À mes yeux, l’élection de Joe Biden ne constitue pas un changement radical. C’est un peu comme si l’on vous disait : « Voulez-vous peindre votre maison en bleu ou en rouge ? » La réalité américaine reste la même : la course au profit, les inégalités, une société dévorée par son comportement consumériste.
Quels sont vos projets ?
Il m’est difficile actuellement de me projeter dans de futures expositions. Je suis bloqué en Colombie, sans pouvoir voyager. C’est un moment particulier mais positif, qui m’a permis de me retrouver. Néanmoins, j’espère vraiment pouvoir aller voir mon exposition parisienne d’ici la fin de l’année. Même si je connais les œuvres, je peux dire que je n’ai pas vu cette exposition. D’une certaine manière, l’espace d’exposition devient un cadre pour ces peintures.
« Oscar Murillo – News », 21 octobre- 19 décembre 2020, David Zwirner, 108, rue Vieille-du-Temple, 75003 Paris.