C’est le premier chantier à avoir repris à l’issue du confinement, avant même celui de Notre-Dame de Paris, dit-on ! Alors qu’il était encore en travaux, nous avons visité ce musée qui s’installe dans une ancienne « fanerie » (bâtiment où était entreposé du foin). L’association entre des œuvres, datant pour la plupart du début du XXe siècle, et ce site médiéval, l’un des berceaux de l’histoire, où l’on voit notamment les gisants d’Aliénor d’Aquitaine et de Richard Cœur de Lion, a de quoi surprendre. Elle peut aussi être vue comme très prometteuse dans les années à venir, en termes de fréquentation et de programmation.
Martine Cligman et son mari n’ont jamais effectué d’achat d’un montant très élevé. Leur collection résulte d’une succession de coups de cœur, sans stratégie déterminée à l’avance.
L’univers d’un couple d’amateurs
Les Cligman avaient initialement envisagé de donner leur collection au musée des Beaux-Arts de Tours, puis au château de Tours, car Léon Cligman avait établi ses ateliers et ses usines textiles dans la région tourangelle, lui dont la famille s’était installée à Issoudun après avoir fui les pogroms en Transnistrie. Mais le projet n’a jamais abouti et, tandis que les Cligman étaient sur le point de renoncer, en 2017, Bruno Retailleau, alors président du conseil régional des Pays de la Loire, leur a proposé un bâtiment de la fin du XVIIe siècle à Fontevraud, inoccupé depuis plusieurs années (Christelle Morançais, qui lui a succédé, a poursuivi le projet). Deux avantages à cette entreprise : utiliser un édifice existant plutôt que d’en construire un nouveau, et profiter d’une fréquentation déjà importante qui pourrait être renforcée – l’abbaye royale attire chaque année 200000 visiteurs. Le site de Fontevraud n’était pas familier à Léon et Martine Cligman, mais son caractère historique faisait écho à leur volonté de rendre hommage à leur pays.
La structure de la fanerie, qui servait de réserve à l’époque où l’abbaye abritait une prison, a été globalement conservée. Sont toujours présents les larges solives, les corbeaux en haut des piliers et la robuste charpente du dernier étage. Dans ce contexte, l’objectif de la directrice des lieux, Dominique Gagneux, ancienne conservatrice en chef au musée d’Art moderne de Paris, était d’évoquer l’univers d’un couple d’amateurs. À partir de cette idée, elle a conçu, en dialogue étroit avec la scénographe Constance Guisset, un accrochage qui n’est ni vraiment chronologique ni complètement thématique, mais qui présente les œuvres par ensembles et met en scène des confrontations inspirées du Musée imaginaire d’André Malraux, dans une atmosphère assez intime.
Pour constituer la collection du musée, Léon et Martine Cligman ont invité l’État à faire un choix parmi les œuvres qu’ils avaient rassemblées. Près de neuf cents œuvres ont été sélectionnées, dont un certain nombre de pièces de grands noms de l’art moderne : un ensemble de dessins d’André Derain pour son Satyricon, un Autoportrait de dos d’Henri de Toulouse-Lautrec, un portrait de femme de Kees Van Dongen, mais aussi des œuvres de Chaïm Soutine, d’Albert Marquet et, pour les plus récentes, de Germaine Richier et de Bernard Buffet. D’autres artistes retenus sont moins connus – et d’autant plus attachants –, comme Henri de Waroquier, Georges Kars ou Amédée Dubois de la Patellière. La collection compte également des objets extra-occidentaux, parfois glanés au fil des voyages du couple, notamment des pots à thé japonais, un reliquaire fang ou des birdstones américaines. Martine Cligman insiste volontiers sur le fait que son mari et elle n’ont jamais effectué d’achat d’un montant très élevé, et que la collection résulte d’une succession de coups de cœur, sans stratégie déterminée à l’avance.
Le geste de Léon et Martine Cligman s’inscrit dans la lignée de celui de Pierre et Denise Lévy, les parents de Martine, qui avaient fondé le musée d’Art moderne de Troyes en 1982, en faisant également don de leur collection, et ont souvent conseillé leurs enfants. Très liée à son père jusqu’à sa mort, Martine Cligman est membre du comité de sélection des œuvres et continue de veiller à la bonne marche du musée troyen. Chez les Lévy, l’art était omniprésent. Parmi ses plus anciens souvenirs, Martine Cligman raconte que, pendant la Seconde Guerre mondiale (elle est née en 1932), la famille s’était installée à Valençay, où une partie des objets du Louvre avait été transférée et attirait la visite de nombreux conservateurs. Après la guerre, ils sont revenus à Troyes – où étaient implantées les usines textiles familiales. Pierre et Denise Lévy ont acheté un très grand nombre d’œuvres, souvent auprès d’artistes qu’ils fréquentaient, et chacun pratiquait la peinture en amateur. André Derain, André Dunoyer de Segonzac, ou Maurice Marinot (connu pour ses objets en verre, mais qui a également été peintre), étaient des habitués de la maison.
Le regard d’une artiste
Parmi les collections de Fontevraud, figurent aussi des œuvres de Martine Cligman qui, loin d’être uniquement collectionneuse, est avant tout une artiste – sous le nom de Martine Martine. Imprégnée de cet univers familial, elle a toujours peint, toujours dessiné. Lorsqu’on lui demande si elle savait dès l’enfance qu’elle serait artiste, elle assure que non, qu’elle a simplement travaillé dans son atelier chaque jour de sa vie – sauf les week-ends, qui étaient réservés à ses enfants !
Un accrochage qui met en scène des confrontations inspirées du Musée imaginaire d’André Malraux, dans une atmosphère assez intime.
Aujourd’hui, cet atelier regorge de toiles et de sculptures dont elle dit, comme lorsqu’elle parle des achats effectués avec son mari, que leurs sujets, leurs formes et leurs couleurs ont surgi sans préméditation, sans préparation autre que celle du regard. « Regarde, mais regarde ! » lui répétait Marinot lorsqu’elle était enfant. Depuis quelque temps, elle travaille de façon obsessionnelle sur le personnage d’Honoré de Balzac. Son atelier abrite aussi des dessins plus anciens, un ensemble de bijoux qu’elle a dessinés, la sculpture en bronze d’un cheval cabré et de nombreuses figures humaines.
Même si Martine Cligman ne le formule pas avec beaucoup de détails, sa pratique artistique semble s’être largement nourrie de la collection de son père et avoir considérablement orienté l’ensemble. Entre Léon et elle, les décisions ont toujours été prises à deux, marquées par le regard d’une artiste et par celui d’un capitaine d’industrie qui a acquis avec les années un savoir plus livresque que celui de son épouse, raconte-t-elle. Ce regard d’une artiste sera présent dans le musée de Fontevraud par l’évocation de l’atelier de Martine Cligman, reconstitué selon une scénographie de Constance Guisset, et par un ensemble de tableaux et de sculptures également offerts à l’institution.
Au début des années 1980, l’abbaye de Fontevraud a abrité le Frac Pays de la Loire. Le Centre culturel de l’Ouest y avait été créé en 1975 pour assurer l’animation du site. Des commandes ont été passées à des artistes, des œuvres y sont installées de façon pérenne, comme une superbe installation de Claude Lévêque et une autre de François Morellet. Un programme d’événements et de résidences pour artistes est en outre proposé. Tout en étant distincte de celle du musée, qui offrira des ouvertures vers l’art contemporain, cette programmation pourrait susciter des dialogues singuliers au sein du monument.