2020, annus horribilis. La pandémie qui s’est abattue sur la planète a produit des effets désastreux dans de nombreux secteurs, dont celui de la culture, avec son lot d’expositions et de manifestations annulées ou reportées, des pertes abyssales pour les musées et galeries. Les artistes ne sont pas épargnés. La crise aura aussi freiné la création. Pensionnaire depuis septembre 2019, pour un an, à l’Académie de France à Rome, Pauline Curnier Jardin en fait la singulière expérience. L’Italie a été le premier pays européen à imposer un confinement qui a porté un coup d’arrêt à ses recherches dans les différentes régions de la Péninsule, condition sine qua non de la réalisation de son premier longmétrage. Le séjour de l’artiste française, née en 1980 à Marseille et aujourd’hui basée à Berlin, s’en est trouvé bouleversé. La dolce vita a pris des allures de prison dorée. Rattrapée par l’âpre réalité globale venue chambouler une résidence qui avait commencé sous les meilleurs auspices, la plasticienne, cinéaste et performeuse n’avait pas imaginé un tel scénario. Rien ne s’est déroulé comme prévu.
Nous avons été coupés de tout contact avec les italiens à partir du 10 mars ; confinés dans la villa Médicis, entre Français. Quelque chose avait commencé de façon très belle, excitante, joyeuse; comme une rencontre, le début d’une histoire d’amour.
Comment a commencé, puis évolué cette résidence ?
À travers ce séjour en Italie, je voulais approfondir une recherche sur le terrain, jouir d’une année sur place en faisant de Rome une base pour apprendre la langue, comprendre davantage cette culture, et tout simplement y vivre. Mon conjoint et moi nous sommes beaucoup investis dans la vie italienne. Nous avions déjà des amis ici. Les voir au quotidien, partager avec eux des choses d’une semaine à l’autre, c’était merveilleux. Quand la pandémie est arrivée, terrible, ça a été un choc, une tristesse totale, peut-être renforcée par une sorte d’ethnoromantisme. Quand ce ne sont pas les siens et que l’on a tant envie « d’en être », quand d’un coup le pays souffre et connaît de telles difficultés sociales… Nous avons été coupés de tout contact avec les Italiens à partir du 10 mars; confinés dans la Villa Médicis, entre Français. Nous l’avons vécu comme une double peine. Quelque chose avait commencé de façon très belle, excitante, joyeuse; comme une rencontre, le début d’une histoire d’amour. Et soudain, on nous a séparés. L’idée de quitter la Villa avec ce sentiment d’inachevé est une souffrance cuisante. Cela m’obsède, m’enrage, ce pays n’est même pas encore déconfiné qu’il faut partir. Car, bien sûr, c’est aussi lié à l’arrêt de mon projet. Depuis des années, je voulais assister à certaines processions, à des rites populaires, à des carnavals et aux fêtes de Pâques dans le nord et le sud de l’Italie. J’ai beaucoup lu sur chacun d’eux, je voulais les voir et les filmer pour mon premier long métrage, raison d’être de cette résidence à Rome en tant que scénariste. Il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’un processus expérimental, personnel. Je passe par l’expérience de ces rites traditionnels pour écrire mon film de fiction. Avec la pandémie, se regrouper en masse a été la première chose interdite, la procession étant le symbole même de ce qu’il ne faut pas faire.
Ce projet de film a-t-il fait long feu ?
Il est suspendu, cela va prendre plus de temps que prévu. Cette situation m’a mise, comme de nombreuses personnes autour de moi, dans une inertie totale. J’ai passé beaucoup de temps à chercher où puiser un peu de force, l’énergie de m’y remettre. Une des questions centrales de mon travail, pour le dire très rapidement, est le corps (social et individuel), son désir, ses déviances. Le contraire d’un repli sur soi-même. J’avais heureusement commencé, filmé avant l’arrêt complet. J’ai un matériel dont je suis contente, j’en ferai sûrement quelque chose. J’étais aussi venue à Rome pour apprendre un répertoire de chants populaires aux côtés de Giovanna Marini, une femme extraordinaire qui a entamé dans les années 1970 la récolte de ces chants polyphoniques dans toute l’Italie et qui a transcrit sous la forme de partitions ce qui n’était que de la tradition orale. Tous les mardis, j’avais l’honneur de faire partie de sa chorale à l’école de musique qu’elle a fondée dans le Testaccio, dont elle est une figure emblématique. C’était un rendez-vous fabuleux avec les Romains. Ça aussi, c’est terminé, même si les cours continuent en ligne. Enfin, si je suis autant bloquée, encore aujourd’hui, c’est pour une raison très pratique partagée par tous les parents, depuis la fermeture des écoles. Avec une petite fille de 5 mois et un fils de 7 ans, travailler est devenu impossible. C’est déjà compliqué d’être artiste et parent, de se mettre à créer de 10 h à 16 h, mais avec l’école à la maison, la logistique quotidienne ! La sidération a été telle que, dans un premier temps, je ne voyais même pas tout ce que j’étais en train de perdre. Aujourd’hui, j’ai du mal à réenclencher les choses. Je me dis que les processions reprendront l’an prochain, qu’il faudrait que je reste un an de plus ou que je revienne. Mais on ne sait pas, dans un an, ce qu’il en sera du rapport entre les corps des uns et des autres, ce que voudra dire se mêler dans une foule.
Quel bilan vous inspire cette expérience ?
J’avais plus d’a priori négatifs que positifs. Je ne pouvais qu’être agréablement surprise. Cette année, cette vie italienne a été un peu un rêve. Je me sentais là où il fallait que je sois. Je n’avais pas pu me consacrer à cette recherche avant, et cela risque d’être difficile de le faire après. J’y étais presque. Je suis partagée entre des sentiments ambivalents. La Villa Médicis est un endroit sublime, mais aussi d’un autre temps, pas des plus glorieux. Jean-Baptiste Colbert, l’inventeur du Code noir qui a mis en place l’esclavage en France, en est le fondateur – c’est un drôle de fantôme. Et il y a tous ces portraits des anciens pensionnaires, uniquement des hommes… C’est aussi un milieu très parisien. Quand je suis arrivée, j’ai eu l’impression d’être à une terrasse du Marais ! Je peux me plaindre, tout en reconnaissant que je suis ici le cul dans la crème. Nous bénéficions d’une bourse conséquente pour un an, en habitant dans un parc privé dans le centre de Rome, c’est pas mal ! Mais ce n’est pas parce qu’on est privilégié un an dans sa vie que l’on ne peut pas émettre de critiques, regarder en face le monde comme il va. C’est un peu le danger de cet endroit. Je suis moi-même victime de cette dynamique, dans une espèce de morale chrétienne induite, voire réactionnaire, en me disant que je n’ai pas le droit de critiquer parce que je suis là. L’institution est à mon sens sclérosée dans son fonctionnement depuis des générations, sous le joug de l’histoire impérialiste de la France et de son amour pour la hiérarchie. Tout dépend ce que l’on est venu y chercher. Mon projet était clair et lié à l’extérieur de la Villa, qui constituait alors une base très confortable. Mon état d’esprit en arrivant ici résonne encore, mélancolique, dans cette situation de désastre. La résidence, cette vie de sans-souci y ont contribué. C’était la meilleure année pour faire la Villa Médicis : au Pincio, avec un salaire. Il n’y avait pas de meilleur endroit pour être confinée !
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Pauline Curnier Jardin a été lauréate en septembre dernier du Preis der Nationalgalerie 2019, équivalent allemand du prix Marcel-Duchamp. Son exposition prévue en novembre 2020 à la Hamburger Bahnhof, à Berlin, a été reportée à mars 2021. Expositions collectives à venir en France : Manifesta 13, Marseille; « Remember Tomorrow is the First Day of Your Life », CAPC musée d’Art contemporain de Bordeaux; « Possédé.e.s », MO.CO., Montpellier; « ¡Viva Villa! », Collection Lambert, Avignon. L’exposition de la promotion 2019-2020 des artistes en résidence se tiendra à à la Villa Médicis du 9 juillet au 13 septembre 2020 (commissariat Lorenzo Romito). paulinecurnierjardin.com