En mars, la galerie signs & symbols, de la taille d’une boîte à chaussures dans le Lower East Side, à New York, a ouvert une nouvelle exposition avant de la fermer rapidement pour une durée de près de quatre mois, en raison de la crise du Covid-19. Durant le confinement, cependant, la propriétaire de la galerie, Mitra Khorasheh, affirme que sa charge de travail n’a fait que s’alourdir. « Nous travaillons deux fois plus dur qu’avant », témoigne-t-elle.
Alors même que les galeries américaines ont rouvert leurs portes, bon nombre des plus petites enseignes – dont certaines n’emploient que du personnel à temps partiel et ne disposent pas des documents et des feuilles de paie nécessaires pour bénéficier de l’aide de secours fédérale – n’ont survécu que grâce à leur opiniâtreté et leur créativité. Alors que l’administration Trump a ralenti la deuxième phase du plan de relance à l’approche de l’élection présidentielle, ces galeries sont plus vulnérables que jamais. Une enquête menée par l’édition internationale de The Art Newspaper à la mi-octobre auprès de 40 petites et moyennes galeries à travers les États-Unis a ainsi révélé qu’environ 75% d’entre elles sont confrontées à de graves difficultés financières ou même envisagent une fermeture au cours de l’année prochaine faute de soutien financier supplémentaire.
Désormais, alors que la perspective d’un reconfinement se profile également aux États-Unis pendant les mois d’hiver et que la plupart des foires et événements sont suspendus jusqu’en 2021, les galeries affirment que leur survie est menacée sans une aide financière supplémentaire. Parmi les sondées, 35% d’entre elles ont déclaré bénéficier de suffisamment de moyens pour poursuivre leur activité lors de l’année à venir, alors que 22,5% ne disposent d’une visibilité qu’à six mois, 7,5% peuvent tenir moins de six mois, et 10% se trouvent déjà dans une situation financière préoccupante. Alors que de nombreuses enseignes de taille moyenne – celles qui comptent au moins quelques employés à temps plein – ont reçu une aide gouvernementale, ces fonds ne représentent généralement qu’un à trois mois des frais de personnel et de fonctionnement. Les trois quarts des galeries interrogées déclarent avoir reçu des prêts remboursables du Paycheck Protection Program (PPP) par le biais de la loi fédérale CARES en avril, l’aide moyenne reçue s’élevant à 22 000 dollars. Mais les plus petits espaces, eux, n’ont pas eu accès à ces prêts.
Mitra Khorasheh a demandé à neuf reprises un prêt PPP, qui a été à chaque fois rejeté. La galerie fonctionne aujourd’hui à vue. Le propriétaire de l’espace a accepté de puiser dans la caution de trois mois pour couvrir le loyer des mois d’avril, mai et juin; depuis, la galerie a survécu grâce aux recettes tirées de son site de ventes en ligne créé pendant le confinement, vendant des éditions d’artistes abordables et des œuvres de la taille d’une carte postale à 35 dollars. Cette dernière initiative a été médiatisée par Vogue Italia, provoquant une multitude de commandes en provenance d’Europe. En effet, les plus petites galeries se sont révélées remarquablement résistantes face aux immenses défis d’un secteur de l’art ayant pignon sur rue. « Heureusement, je n’entends pas autant parler de personnes contraintes de fermer leurs portes par rapport à ce que j’aurais imaginé à ce stade, confie Heather Hubbs, directrice exécutive de la New Art Dealers Alliance (Nada). Les gens ont réagi, réduit leurs frais généraux et trouvé des moyens de faire fonctionner les choses. [Le] grand défi reste le loyer. »
LES PLUS PETITES GALERIES SE SONT RÉVÉLÉES REMARQUABLEMENT RÉSISTANTES
Environ 42% des galeries ayant répondu à l’enquête déclarent que leur loyer représente de 25% à 50% de leurs dépenses mensuelles; 27,5% affirment qu’il représente plus de la moitié. Les frais de loyer sont ce qui a conduit Assembly Room (AR) à abandonner son espace situé sur Henry Street, à Manhattan, en avril, et à faire migrer ses activités entièrement en ligne. « Assembly Room était tout ce dont nous rêvions, car c’était un lieu pour organiser des expositions », déclare Yulia Topchiy, qui codirige la galerie avec Natasha Becker et Paola Gallio. Leur loyer représentait environ 60 à 70% de leurs dépenses mensuelles. Le trio bouclait le budget de la galerie avec des revenus provenant d’autres emplois, mais lorsque la crise du Covid-19 a frappé, elles ont estimé qu’elles ne pouvaient continuer qu’avec une programmation exclusivement en ligne, et éviter ainsi de perdre des milliers de dollars en conservant un espace vide. « Nous avons évalué très rapidement que cette situation pourrait durer. Nous préférions utiliser nos économies pour prendre soin de nous-mêmes et de nos familles, et vraiment être là pour tous les commissaires et tous ceux qui vont traverser ces bouleversements et cette crise majeurs », explique Natasha Becker. Les trois femmes ont continué à travailler en tant que collectif, soutenant les commissaires indépendants via des rencontres en ligne et des workshops de formation professionnelle, financés par des subventions, sur Zoom.
Les trois directrices d’Assembly Room expliquent réaliser également des ventes modestes via leur site Web et leur page Artsy. Elles sont par ailleurs payées pour organiser des expositions en tant que collectif, comme leur série d’événements en cours, « Living in America », à l’International Print Center de New York. Pour l’instant, elles n’ont pas l’intention de s’installer dans un autre espace physique. Avec la levée en octobre du moratoire sur les expulsions dans les grandes villes telles que New York, il semble inévitable que davantage de petites galeries devront transférer leurs activités entièrement en ligne dans l’année à venir. Près de la moitié (43,5%) des sondés répond qu’ils passeront à un programme entièrement en ligne si les coûts des loyers les obligeaient à fermer leurs espaces, tandis que 38,6% déclarent envisager de ne plus exister qu’en ligne.
CERTAINES PETITES ENSEIGNES ONT VU UN AVANTAGE DANS LE TRANSFERT MASSIF DU MARCHÉ EN LIGNE
Certaines petites enseignes ont vu un avantage dans le transfert massif du marché en ligne. Ivy Jones, la propriétaire de la Welancora Gallery à Brooklyn, a connu des ventes importantes via Instagram. En décembre, elle participera à Untitled, sa toute première foire d’art, qui se déroulera exclusivement en ligne. L’assouplissement des règles de participation à mesure que les salons se sont déplacés en ligne et, surtout, la réduction des frais pour les exposants ont été décisifs, reconnaît-elle. « Il m’aurait fallu encore un an ou deux avant que je puisse participer à une [édition du salon] physique », témoigne-t-elle. Pourtant, dans les États américains où les confinements ont été moins stricts, les ventes physiques restent essentielles. « Pour le meilleur ou pour le pire, le manque de recommandation de la part de l’État nous a permis de fonctionner à peu près tout le temps », se félicite Nina Johnson, qui possède la galerie éponyme à Miami, en Floride. « Nous ne sommes pas une ville dans laquelle les gens poussent la porte en se promenant, 60 à 70% de nos clients sont toujours venus nous voir sur rendez-vous », ajoute-t-elle.
Alors que les galeries sont confrontées à des conditions économiques différentes suivant les États dans lesquels elles sont installées, celles dirigées par des femmes et des minorités font face à une détresse financière plus aiguë en raison de problèmes économiques préexistants. D’une manière générale, le nombre d’entreprises appartenant à des Afro-américains à New York a chuté de 70% entre février et juin, selon une étude réalisée en août par la Réserve fédérale américaine, et 85% des sociétés détenues par des minorités et des femmes s’attendent à ne pas passer l’année, selon une enquête du Bureau du contrôleur de la ville. Dans le sondage réalisé par The Art Newspaper, 55% des enseignes sondées ont déclaré être dirigées par des femmes blanches ou noires, autochtones ou de couleur (« Bipoc »), celles-là même ayant proportionnellement déclaré une santé financière plus fragile.
Pourtant, pour certaines galeries dirigées par des « Bipoc », il existe une petite lueur d’espoir avec l’évolution des mentalités dans le monde de l’art. « Des musées cherchent à acquérir des œuvres d’artistes femmes et noirs, et si vous représentez ces artistes, cela constitue des opportunités de vente », affirme Karen Jenkins Johnson, de la galerie Jenkins Johnson à San Francisco, qui possède également un project space à Brooklyn. Selon elle, sa galerie a profité de ces opportunités, qui l’ont aidée à conserver une bonne santé financière avec l’aide de deux prêts PPP pour chaque espace, de diverses plateformes de ventes en ligne et d’une réduction drastique des frais. « L’un des effets de tous les troubles sociaux que nous avons connus au printemps aux États-Unis a été que les gens se sont mis à acheter des œuvres d’artistes noirs. En conséquence, beaucoup d’attention a été accordée à des espaces comme le mien », confirme Ivy Jones, de la Welancora Gallery, ajoutant que, même dans le meilleur des cas, les espaces dirigés par les femmes et les « Bipoc » sont habitués à limiter les frais.
« D’une manière ou d’une autre, nous faisons en sorte que cela fonctionne », conclut Mitra Khorasheh, notant que presque toutes les œuvres de Rachel Liebeskind, l’exposition actuelle dans sa galerie, ont été vendues. Mais en pleine incertitude économique actuelle aux États-Unis, elle s’interroge: « Qui sait si nous tiendrons jusqu’à décembre ? »