Quel est votre premier souvenir d’une œuvre d’art ?
Batman n° 417 de Jim Starlin et Jim Aparo (c’est la logique sérielle appliquée aux années 1990).
Qu’est-ce qui vous a décidé à devenir artiste ?
Je voulais devenir un artiste de bande dessinée, mais je n’avais pas suffisamment de talent.
Beaucoup de vos œuvres monumentales semblent éphémères, ce qui est assez paradoxal. Pourrions-nous dire que ces images portent l’idée de leur propre disparition ?
J’ai toujours eu le fantasme – ou la conviction – que ce que l’on nous apprend à produire dans une école d’art, ce que l’on appelle de « l’art contemporain », ne doit pas durer pour toujours. C’est une préoccupation très ancienne et intuitive. Avec le temps, j’ai compris que la seule sculpture qui m’intéresse, c’est celle de notre espèce humaine, qui est à la fois entropique et dégradable. La disparition finale de mes productions « sculpturales » rend l’interface évidente : il y a derrière elles la main humaine, l’action de l’être humain sur terre.
Vous comparez souvent à une compagnie de théâtre l’équipe avec laquelle vous travaillez. S’agit-il toujours des mêmes personnes ? Leur laissez-vous une place importante dans votre processus de création ?
Oui, c’est toujours plus ou moins la même équipe, ajustée en fonction des capacités et des besoins requis par chaque projet. Je recours depuis 2013 environ à la métaphore d’une compagnie de théâtre itinérante, qui vagabonde à travers le monde, construisant et démontant des ateliers nomades, créant des espaces d’improvisation avec des « rôles » ou des « scripts » que les acteurs endossent, et que le « metteur en scène » transforme. Ce processus, qui va de quelques semaines à plusieurs mois, s’élabore à partir d’une relation fluide, poreuse et dynamique avec le metteur en scène. L’information lui est transmise à partir de différents canaux comme le dessin, les mots écrits ou la conversation. En théorie, ces opérations conduisent à réaliser une « pièce » – c’est-à-dire une exposition.
Au-delà des planches, je réfléchis aussi à Pythagore et à ses disciples, ou à la maïeutique de Socrate. Ces allégories philosophiques lointaines sont intéressantes en ce qu’elles suggèrent que la pratique «artistique » résultant du processus dialogique-relationnel ne réside dans aucun de ces pôles (acteur ou metteur en scène ; Socrate ou partenaires ; Pythagore ou disciples), mais entre eux – comme c’est le cas en psychanalyse avec le concept de transfert. La psychanalyse, qui est un atelier de la pensée, un espace de jeu dialogique qui casse les frontières à travers le martèlement du langage, est pour moi une référence essentielle dans ce processus de communication très complexe avec mes collaborateurs. En ce sens, je n’entretiens pas de relation naïve ni neutre avec eux. J’essaye plutôt de créer un état de tension sain et nécessaire parce que le vrai sujet que je travaille, c’est l’humain.
Vous dites que vous travaillez projet par projet plutôt qu’œuvre par œuvre. Vos œuvres sont-elles des paysages ? Vous inspirez-vous des peintres du paysage ?
Je ne parle pas de ce que je fais en tant qu’œuvres ou choses isolées les unes des autres. J’ai un projet global, qui a pris des dimensions temporelles au sein de ma propre vie. Ce projet requiert ce à quoi on ne peut pas survivre, ce qui ne laisse pas de traces, et cela à travers un paradoxe : le déploiement d’un sujet à travers le monde, l’absorption du monde comme contexte infini pour la réalisation d’un texte situé, non transférable ni déplaçable.
La seule chose que je peux dire à propos des peintres de paysage est que j’ai été un grand fan de Caspar David Friedrich. Cependant, l’influence fondamentale sur ma manière de construire des univers imaginaires vient plutôt d’artistes de comics : Alberto Breccia, José Muñoz, Jim Lee, Rob Liefeld, Geof Darrow, Todd McFarlane, Mœbius, Masamune Shirow, Alan Moore, Dave Gibbons et Katsuhiro Otomo.
Un de vos romans, Terrestrial Poems, écrit il y a une dizaine d’années avec votre frère, l’auteur de théâtre Sebastián Villar Rojas, est sorti au printemps. Pourquoi maintenant, au bout de dix ans ?
Il est enfin paru en février 2020. Ce texte a d’abord été publié dans le catalogue qui accompagnait mon exposition personnelle dans le Pavillon argentin de la Biennale de Venise en 2011. La diffusion a été très limitée en raison d’une censure de la part du ministre de la Culture argentin qui a estimé que l’un des passages du livre, dans lequel l’un des protagonistes se masturbe, rendait l’ensemble trop vulgaire. Plus de cinq ans plus tard, l’un des rares exemplaires qui restaient est arrivé chez un libraire d’occasion, à Rosario. Les propriétaires du magasin, qui ont aussi une maison d’édition, nous ont contacté mon frère et moi et nous ont demandé s’ils pouvaient réimprimer l’histoire sous la forme d’un roman.
Vous décrivez ce livre comme « le journal du dernier humain sur terre ». Comment le reliez-vous au reste de votre œuvre ?
En 2010, j’ai émis une hypothèse selon laquelle, dans les derniers moments de l’humanité, les derniers des humains décideraient de faire une œuvre d’art. Ce serait l’ultime œuvre humaine, avec toutes les implications logiques que cela entraîne. Cette fin de l’art, fin du monde et fin du langage ne sont alors plus qu’une même chose : la même fin. Dans mes fabulations, atteindre les rives de l’art crée un vide, un silence qui forme un espace me permettant d’explorer des perspectives non humaines. C’est à ce moment-là que j’ai conçu une nouvelle métaphore d’un alien dans ce paysage terminal. Ce que je nomme l’alien gaze exprime ce paradoxe impossible : une subjectivité sans culture.
Comment la crise du Covid a-t-elle affecté votre pratique nomade dans la préparation de cette exposition à la galerie Marian Goodman, à Paris ?
« La fin de l’imagination » est une exposition sur ce qu’il est possible de faire dans ce contexte de pandémie. Sur un plan plutôt logistique que thématique, le projet explore les obstructions, limitations et possibilités de cette nouvelle réalité, les prend en compte et les embrasse de façon responsable.
Je suis venu à Paris en février 2020, poursuivant mon processus habituel de recherches pour un projet nouveau : exploration, planification, organisation de rendez-vous, visites de sites, etc. Quand la pandémie s’est déclarée, tout s’est arrêté et, lorsque la crise a évolué, la galerie et moi nous sommes demandé si nous devions poursuivre le projet et sous quelle forme. Nous avons décidé de continuer, en adaptant nos plans à ces conditions inédites. Un des défis majeurs pour ma pratique, dans ce contexte, a été de parvenir à produire un projet selon un processus diamétralement opposé à ma méthode habituelle, dans la mesure où mon équipe et moi ne viendrions pas à Paris, ni pour une résidence ni pour l’accrochage. C’est la première fois que je m’appuie entièrement sur une équipe « extérieure » pour une production in situ.
Ce serait une erreur de ne pas tenter de s’approprier les effets de cette pandémie dans tout ce que nous entreprenons – à nouveau de façon responsable, bien sûr. Nous faisons face à un ensemble totalement nouveau d’expériences mondiales complexes et dramatiques, qui auront probablement des conséquences durables. Donc, nier l’impact de cette situation ou imaginer retourner à une sorte de « normalité » ou à un statu quo de l’ancien monde ne semble pas être le meilleur choix.
Vous avez utilisé des archives de la galerie à Paris. Lesquelles et comment les avez-vous travaillées ?
Cela a commencé alors que nous parlions des cartons d’invitation pour le vernissage. Je voulais utiliser des restes d’affiches de mon exposition à la galerie en 2014. En les cherchant, l’équipe de la galerie a découvert des dizaines ou des centaines d’affiches et d’invitations : vingt-cinq ans d’histoire et d’identité graphique du lieu. J’ai décidé de créer une série de murals à partir de ces invitations et affiches. Des couches de peinture de différentes techniques et couleurs ont été superposées, recouvrant les textes imprimés et les images. Sur cette base, j’ai appliqué des reproductions en noir et blanc de peintures issues d’un manuel datant de l’époque où j’étais étudiant en art à Rosario.
Quel type d’objets montrez-vous ?
J’ai inclus dans l’écosystème de l’exposition mon expérience de photocopies de photocopies (de photocopies) des livres que j’étudiais, de la fin des années 1990 au début des années 2000. Dans la plupart des universités en Argentine, le programme est fourni par paquets de photocopies. Quand des livres entièrement composés de texte sont souvent photocopiés, les pages se détériorent et les lettres se transforment en tables de hiéroglyphes que les étudiants doivent déchiffrer. Mais, dans le cas des arts visuels, ces effets de perte d’information au moment de la copie ont un caractère ontologique : cela modifie radicalement la nature de l’objet d’étude.
Nous regardions, par exemple, une image censée signifier l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock ; en réalité, l’œuvre n’est plus celle de Jackson Pollock, mais résulte de la soumission d’une reproduction photographique d’une peinture de Pollock imprimée dans un livre à une chaîne de répliques indéterminée, dans laquelle chaque nouvel exemplaire est le support matériel du suivant. La photocopie à l’origine d’une nouvelle génération de photocopies peut déjà être un résidu hyperdégradé, un écho lointain de quelque chose de perdu et d’inatteignable : la première photocopie prise directement de la page du livre où la reproduction photographique de la peinture de Pollock n’est déjà en aucune manière un substitut à l’œuvre originale, conservée dans tel ou tel musée de France ou des États-Unis.
Nous devrions nous demander aujourd’hui ce qu’est cette « histoire de l’art » au sein de laquelle des noms comme celui de Pollock constituent les sommets d’une « évolution ». Quel espace reste-t-il pour fantasmer ce à quoi cette œuvre – et toutes les autres – ressemble, ce qu’elle fait éprouver ? C’est comme si ces photocopies criaient : il n’y a pas de faits, seulement des fabulations et des spéculations ! Des histoires de l’art ou, plutôt, des histoires d’art, dont les étudiants peuvent s’emparer et les pirater !
Il m’a fallu plus de vingt ans pour comprendre que des programmes d’éducation artistique mutants, accidentels – mais heureux – se cachaient derrière ces pages déformées et ultraphotocopiées utilisées par les professeurs pour nous raconter des histoires à propos de ce que l’on nomme « histoire de l’art ». Une chronologie historique qui n’incluait pas le sud du continent américain et ne mentionnait même pas Rosario, ma ville natale.
Comment jouez-vous avec les espaces de la galerie ?
J’ai essayé de construire un dialogue fluide et intense avec les qualités matérielles et symboliques de l’espace. Je me trouve de plus en plus désemparé par le vocabulaire qui trace une ligne entre contenu et contenant – entre œuvre d’art et lieu d’exposition.
Par conséquent, j’ai décidé de radicaliser la déconstruction de cette différence ontologique : je me suis intéressé à chaque centimètre carré d’espace – des choses aussi dénuées de sens en apparence que des prises électriques, des câbles, des recoins oubliés ou des murs non peints – car, pour moi, tout est porteur de sens. Le fait de prendre soin de ces variables, j’appelle cela « faire le ménage ». J’ai le sentiment que cela convient mieux pour qualifier ma démarche qu’une phrase du genre « mettre au défi l’architecture des institutions ».
Faire le ménage est une action qui permet à d’autres types de travaux (et de vies) d’apparaître et, quand c’est bien fait, personne ne s’en aperçoit. C’est une qualité à laquelle je m’intéresse, pour laquelle je m’engage et que je veux incarner.
Pour répondre plus précisément, dans chaque pièce, j’ai procédé à une réactivation du calendrier français révolutionnaire pour créer une unité au sein de la galerie. Mis en œuvre le 24 novembre 1793, ce calendrier a établi le 22 septembre 1792 comme début de l’année et origine de la République. Donc, à l’intérieur de la galerie, au jour de l’ouverture de l’exposition, nous étions en l’an 228, au mois Fructidor, décade III, jour du décadi.
Vous mettez également en scène dans la galerie votre « Système d’écriture pan-humain », créé en 2019 pour votre exposition à la Oude Kerk, à Amsterdam. D’où vient-il ?
J’ai essayé d’imaginer et de fabriquer un langage visuel élaboré, qui pourrait être utilisé dans deux mille ans par une « culture posthumaine ». C’est un assemblage de notes avec différents niveaux d’association à des mécanismes d’écriture des langues humaines actuelles et anciennes. Il n’y a aucun moyen de casser le code, pas d’accès à des informations « secrètes ». On pourrait dire qu’il s’agit simplement d’un bruit blanc lointain, comme le bruit provoqué par le fait de photocopier cent fois un livre qui contient une reproduction d’une « peinture de Pollock ».
À la Oude Kerk, cette langue « pan-humaine » est apparue dans une bande dessinée que j’avais spécialement fabriquée pour que les visiteurs aient des points d’entrée dans le monde des « Poèmes pour les Terriens » [intitulé de l’exposition]. À présent, ce petit aspect graphique de l’exposition d’Amsterdam migre vers Paris et jaillit sous la forme d’une force vandale amicale, à la Jean-Luc Godard dans La Chinoise. C’est un élément central du système de « La fin de l’imagination ».
Par ce titre, « La fin de l’imagination », voulez-vous dire que le monde contemporain produit trop d’images pour que l’on puisse encore en inventer de nouvelles ? Ou bien que nous devrions regarder la réalité de plus près, puisqu’elle est si complexe et si inattendue ?
Je suis content que vous me posiez cette question. C’est devenu une part essentielle de mon projet, un moteur qui m’a permis de continuer. J’ai décidé de consacrer une salle entière au titre (la crypte), qui pourrait donc devenir « une chose » à part entière. Si nous allons un peu plus loin, « La fin de l’imagination » est une manière pour moi de dire au revoir à la culture humaine sur la planète Terre.
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« Adrián Villar Rojas. La fin de l’imagination », 16 septembre-31 octobre 2020, galerie Marian Goodman, 79, rue du Temple, 75003 Paris, mariangoodman.com