Si le thème de la transition écologique, réactivé par la crise du coronavirus, s’impose dans la société comme une nécessité largement partagée, sa mise en acte fait encore souvent défaut. Sans avoir attendu le Covid-19 pour en prendre la mesure, Emmanuel Tibloux, nommé il y a deux ans à la direction de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, en a fait l’axe central de son projet pédagogique. Quel rapport entre la transition écologique et la formation en école d’art ? Un rapport direct, inconditionnel, absolu, selon Emmanuel Tibloux qui, après cinq ans passés à la direction de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon, fait des Arts déco un véritable laboratoire mobilisé par l’urgence écologique. « Toute école, quelle qu’elle soit, a une double responsabilité : une responsabilité à l’égard des élèves qu’elle forme, dont elle prépare l’entrée dans le monde; et une responsabilité à l’égard du monde, que les élèves qu’elle a formés ont vocation à rendre plus habitable », nous explique-t-il dans son bureau de l’école, encore désertée début juin par la majorité des étudiants, confinés. « J’ai surtout tendance à penser qu’en ces temps de crise, la seconde responsabilité doit prévaloir. Nous formons les élèves non pour qu’ils s’insèrent dans le monde, mais pour qu’ils le transforment. »
Un plan de transition écologique collectif
Emmanuel Tibloux estime que la responsabilité écologique est d’autant plus forte dans une école d’art et de design vouée à reconfigurer nos imaginaires et nos usages. « Le design doit aujourd’hui accompagner et infléchir les mutations, notamment sur les services. Les designers sont bien placés pour concevoir des objets et faire évoluer nos usages dans une double perspective sociale et écologique. » À cette fin, il y a un an et demi, il a réuni les élèves de l’école pour une journée de séminaire destinée à « élaborer collectivement une première version d’un plan de transition écologique construit en trois volets : le premier consacré à la pédagogie et à la recherche, le deuxième centré sur la vie du campus et le troisième sur la projection de l’école vers l’extérieur, incluant notamment la question des voyages ».
Le plan de transition écologique s’est vu prolongé par un « manifeste pour un monde durable », écrit par un collectif spontané d’étudiants, d’enseignants et de membres du personnel, soucieux de « contribuer à l’émergence d’un monde soutenable, durable et résilient, à l’adoption de valeurs éthiques respectueuses du vivant, de l’environnement et de l’écosphère, à l’utilisation raisonnée des ressources, à la considération du cycle de vie des objets, à un moindre impact environnemental de nos choix, de nos actions et de nos productions ».
toute école a une double responsabilité : à l’égard des élèves qu’elle forme, dont elle prépare l’entrée dans le monde ; et à l’égard du monde, que les élèves qu’elle a formés ont vocation à rendre plus habitable.
Le projet impulsé par Emmanuel Tibloux accorde une place centrale aux étudiants, « car ils ont une force d’imagination et un rôle d’aiguillon à tenir. L’Urgence et la patience [Éditions de Minuit, 2012], le titre d’un livre de Jean-Philippe Toussaint, résume bien la dialectique à l’œuvre : l’urgence, c’est celle portée par les étudiants sur la question écologique, et la patience, celle de l’institution. Il faut construire cette articulation entre l’urgence et la patience en créant des instances et des situations ad hoc. Le rôle de l’école est de transformer la conscience diffuse de l’urgence écologique en une forme opératoire », souligne son directeur.
C’est dans cet esprit que le design social et le design écologique se développent au sein de l’école. « Nous mettons en place une plate-forme autour du design en milieu rural. L’idée est de mener un programme de l’école hors les murs et de concevoir une résidence à l’attention de jeunes designers diplômés afin qu’ils travaillent sur les enjeux propres à la ruralité; celle-ci reste un angle mort du design, historiquement lié à la dynamique de l’urbanisation », précise Emmanuel Tibloux. Autre exemple : la création d’une chaire, en collaboration avec le Centre national des œuvres universitaires et scolaires (Cnous), sur les mutations de la vie étudiante. «Il s’agit de réfléchir à de nouvelles formes d’habitat étudiant. L’enjeu est d’aller au-delà du seul mobilier, à travers des enquêtes, des scénarios d’usage et de nouveaux services. »
Poussant encore plus loin la réflexion sur ces enjeux, l’école a également créé une commission dédiée à la transition au sein de l’Association nationale des écoles d’art (ANdÉA). « Je me suis rapproché de plusieurs personnes qui travaillent sur le sujet, notamment Laurence Perrillat, qui a monté avec Sylvie Bétard [entre autres] l’agence Les Augures [lire The Art Newspaper Édition française, juin 2020], Anaïs Roesch, qui s’occupe du volet culture au sein de l’association Shift Project, et Alexandra Baudelot, qui réfléchit aussi beaucoup à ces questions. » Par ailleurs, un cycle de conférences sur la transition écologique a été lancé au sein de l’école, ainsi qu’un Mooc1 sur les matériaux durables. « Notre labo de recherche, EnsadLab, est positionné à l’articulation de l’art et de la science; cette école est le meilleur lieu possible pour développer la recherche en la matière. »
Ce que le design peut faire en situation de crise
Toutes ces initiatives concrètes s’inscrivent dans une longue histoire propre à l’art et au design. « Le moment spéculatif du monde de l’art est arrivé au bout de sa logique; il faut revenir à une dimension plus sociale et écologique de l’art, souligne Tibloux. La modernité s’est fondée et développée sur un accès illimité aux ressources. Le champ artistique en offre une parfaite illustration, dont témoigne toute la pédagogie en école d’art, basée sur le credo moderniste de l’expérimentation. » Or, rappelle-t-il, « expérimenter implique d’être dans un rapport dispendieux aux ressources. Pas d’expérimentation sans dépense, ni donc sans abondance. À cet égard, il y va de l’expérimentation comme de la liberté, selon les analyses de Pierre Charbonnier dans Abondance et liberté [La Découverte, 2019]. L’expérimentation est au plan artistique ce que la liberté est au plan politique. C’est le milieu dans lequel nous évoluons depuis la modernité. » La multiplication actuelle de travaux qui réinterrogent la relation du design à la grande industrie et s’intéressent à des échelles plus petites constitue un symptôme de cette prise de conscience généralisée. « De nombreux jeunes designers réinventent les façons de faire avec une conscience aiguë des enjeux écologiques. Par exemple, Jeanne Vicerial, qui a soutenu son doctorat à l’école l’an dernier, développe un outil et une méthode permettant de dépasser l’opposition entre le prêt-à-porter et le sur-mesure; c’est ce qu’elle nomme le “prêt-à-mesure”, qui permet de produire en petite série du sur-mesure. Je pense aussi à deux autres designers sortis de l’école, Julie Dautel et Cédric Tomissi, qui ont conçu, au sein de leur start-up Zéphyr Solar (devenue Eonef), un ballon photovoltaïque autonome pour intervenir dans des zones difficiles d’accès ou sinistrées. Un projet emblématique de ce que peut le design en situation de crise. »
Attentif à la nécessité d’innerver l’enseignement par la circulation au sein de l’établissement de textes d’intellectuels clés, de Félix Guattari à André Gorz, de Bruno Latour à Philippe Descola, Emmanuel Tibloux pose comme principe actif de l’école la conscience qu’elle a de la vulnérabilité du monde et de la fragilité des choses. Devenir artiste et designer aujourd’hui, c’est vouloir faire de l’art et du design une voie royale pour changer nos manières d’être vivants et modernes, et habiter la terre autrement.