La Tate avait annoncé au début de ce mois-ci qu’elle rouvrirait ses salles aujourd’hui, lundi 27 juillet, après plus de quatre mois de fermeture. Mais alors que la plupart de ses expositions ont été prolongées ou reportées, la rétrospective que consacre la Tate Modern à Londres à l’œuvre du cinéaste et artiste britannique Steve McQueen ne rouvre pas en même temps que la collection permanente et les expositions consacrées à Andy Warhol et Kara Walker. Les règles de distanciation sociale auront écourté cette rétrospective : au lieu de durer trois mois, comme initialement prévu, elle n’aura été ouverte au public que cinq semaines.
« STEVE ATTENDAIT DEPUIS LONGTEMPS CETTE RÉTROSPECTIVE ; ELLE MARQUAIT SON RETOUR AUX SOURCES, D’UNE CERTAINE MANIÈRE »
Steve McQueen a refusé de commenter cette situation mais, selon Thomas Dane, qui le représente, l’artiste ainsi que tous ceux ont été liés à ce projet sont « extrêmement déçus ». Et d’ajouter : « Steve attendait depuis longtemps cette rétrospective ; elle marquait son retour aux sources, d’une certaine manière. » Achim Borchardt-Hume, directeur des expositions et des programmes de la Tate Modern, a déclaré que le musée nourrissait « beaucoup d’espoir de pouvoir rouvrir l’exposition » quand le confinement a été décrété. Mais « lorsque les consignes de distanciation sociale sont devenues de plus en plus explicites », des doutes ont surgi. « Au fur et à mesure que nous travaillions sur chaque détail, il nous devenait impossible de nous conformer aux directives de distanciation sociale dans des espaces à visibilité limitée », témoigne-t-il.
Lors de son ouverture en mars, cette rétrospective consacrée à Steve de McQueen a été saluée pour sa présentation élégante et spacieuse. « La force de l’exposition était sa scénographie, si magnifiquement conçue, se souvient Achim Borchardt-Hume. L’accrochage et la façon dont la visite a été orchestrée étaient tellement fidèles à l’univers de Steve ». Mais plusieurs espaces posaient problème : cinq salles de projections qui proposaient des films ou des slide shows n’avaient qu’un seul accès. Le film Western Deep était présenté face à une structure de type salle de cinéma. « Il n’est pas si difficile d’aménager des espaces s’il est possible d’emprunter deux portes distinctes et disposant d’un volume suffisant pour respirer, d’autant plus que le nombre des visiteurs devra de toute façon être limité, reprend Achim Borchardt-Hume. Il est plus compliqué de s’adapter lorsqu’il s’agit d’une salle de projection de type cinéma. Le défi est d’adopter des mesures qui puissent être opérationnelles au cours d’une période prolongée. » Au final, dit-il, « la sécurité des visiteurs et de notre propre personnel reste la priorité ».
La pandémie a des conséquences sur la présentation de l’art vidéo en général – dont l’acquisition a considérablement augmenté dans les musées comme la Tate ces dernières années. Plusieurs œuvres vidéo de la collection de la Tate Modern resteront donc inaccessibles pour le moment. « L’ensemble du parcours au sein de la collection devra être à sens unique, comme dans les magasins et partout ailleurs, tant que vous pouvez entrer et sortir de la pièce par des portes séparées, ce qui rend les choses beaucoup plus faciles », affirme Achim Borchardt-Hume. L’installation vidéo East Side Story (2006-2008) d’Igor Grubic, présentée dans une salle disposant d’une entrée et d’une sortie séparées, sera ainsi accessible, « mais certaines œuvres se trouvant dans les pièces les plus fermées resteront, pour le moment, interdites à la visite », admet-il.
Si, comme de nombreux scientifiques le prédisent, la pandémie de coronavirus va se poursuivre l’année prochaine, et peut-être même au-delà, il est probable que la présentation d’œuvres vidéo dans des « black boxes » fermées soit impossible pendant un certain temps. Pour Ben Fino-Radin, ancien conservateur pour les nouveaux médias au Museum of Modern Art (MoMA) de New York et fondateur de Small Data Industries, société de conseils dans ce domaine, « c’est évidemment l’occasion pour les artistes, les collectionneurs et les institutions d’expérimenter de nouvelles façons de montrer ces œuvres. Et nous y assistons aujourd’hui. » Mais, dit-il, « le domaine culturel, de manière générale, a toujours un peu de retard, pas tant en termes de technologies, mais en ce qui concerne leur maîtrise et la connaissance même de ce qu’il est possible de faire. »
Selon lui, il existe des modèles pour la présentation de la vidéo respectant les règles de distanciation sociale, à l’exemple du MoMA Media Lounge de 2012, qui offrait de petits espaces permettant à des particuliers ou à des petits groupes de visiteurs d’entrer et de découvrir la collection du musée, ce qu’il décrit comme « une technologie de scénographie historiquement adaptée ». « Pour les amateurs d’art vidéo, c’était comme un rêve. » Mais c’était « un peu hors des sentiers battus, et cela n’a pas vraiment rencontré le soutien institutionnel qu’il méritait », déplore-t-il. Il cite, entre autres exemples, les dispositifs innovants conçus par l’artiste multimédia Ed Atkins pour l’espace de la collectionneuse d’art vidéo Julia Stoschek, à Düsseldorf, en 2017.
Selon Thomas Dane, Steve McQueen est « si particulier dans la façon dont son travail est montré, etc. – il a des exigences d’installation très élevées ». Ben Fino-Radin suggère que les artistes habitués à « concevoir leurs installations très précisément » devront être plus flexibles dans l’ère postpandémique. « Il nous faudra probablement quelques années avant d’y assister, mais j’estime que c’est inévitable, dit-il. Je pense même que cela changera tout. » Dans tous les cas, dit-il, les artistes « qui ont une bonne expérience du marché », et qui vendent leurs œuvres à des collectionneurs privés, ne s’attendent pas nécessairement aux mêmes conditions d’exposition de leur travail chez eux que dans un musée. Ils sont donc « habitués à faire ce genre de compromis ou d’autres similaires, ou simplement à faire preuve de flexibilité ». Et il sera question de flexibilité concernant le prochain lieu de présentation de la rétrospective de Steve McQueen, le HangarBicocca à Milan, dont la date a été fixée à avril 2021. Dans un communiqué, Vicente Todolí, directeur artistique du lieu et ancien directeur de la Tate Modern, a déclaré que l’exposition de Milan « sera complètement réadaptée à ses vastes espaces postindustriels » et présentera une nouvelle œuvre. Et s’il est trop tard pour visiter l’exposition « Steve McQueen » à la Tate Modern à Londres, un autre géant de la vidéo y fera l’objet d’une grande rétrospective cette année. « En octobre, nous ouvrirons une exposition consacrée à Bruce Nauman, se réjouit Achim Borchardt-Hume, qui comportera de nombreuses installations d’images en mouvement. Mais comme nous y travaillons dès maintenant, nous pouvons la concevoir afin que les visiteurs puissent avoir accès à ces salles de manière parfaitement adaptée et en toute sécurité. »
Les conservateurs sont convaincus que le cinéma et la vidéo restent des médias essentiels dans les musées, même si la « black box » inhérente au genre a peut-être, du moins pour le moment, fait son temps.