L’art était-il très présent dans votre enfance ?
Pendant mes dix premières années, ma mère a beaucoup voyagé : nous avons vécu à Ibiza, à Zurich, à Paris, puis à Los Angeles. L’art était surtout présent chez nous, à travers les amis artistes et musiciens de mes parents. Presque toute ma famille évoluait dans le champ de la création. Ma mère pratiquait la peinture et le vitrail – il y a d’ailleurs une certaine proximité entre mes scènes colorées de jungle et de nature et les effets de lumière que produit le vitrail. Mon père était photographe et travaillait dans la publicité. Ma sensibilité à la couleur est directement liée à ma mère. Ma curiosité et mon sens de l’observation viennent de mon père.
Pourquoi votre famille s’est-elle installée aux États-Unis ?
Mes parents ont divorcé en 1978, j’avais 6 ans. Ma mère avait une fascination pour les États-Unis. Elle voulait échapper à sa famille suisse, au poids des traditions de l’Europe. Elle était un peu rebelle. À la fin des années 1970, s’installer dans ce pays encore jeune offrait une forme de liberté. Ensuite, nous sommes revenus en France pour quelques années, puis sommes repartis aux États-Unis. Aujourd’hui, j’éprouve moi-même encore un peu de cette liberté.
Saviez-vous dès l’enfance que vous vouliez être artiste ?
En France, j’allais dans une école Steiner-Waldorf, à Chatou. On nous faisait travailler la terre, la sculpture, le tricot… Je dessinais sans cesse et me sentais très à l’aise avec ces activités. Ma mère m’a toujours beaucoup encouragé en ce sens. Par exemple, quand il fallait faire un compte rendu de livre, j’avais une note acceptable, mais c’était surtout pour la couverture et les illustrations que l’on me félicitait ! Je n’ai jamais imaginé faire autre chose que de l’architecture ou de l’art.
Comment avez-vous choisi de vivre votre double culture ?
Comme un touriste perpétuel ! Je regarde les États-Unis d’un point de vue français, sans être complètement immergé dans la culture américaine. Quand j’étais enfant, nous dînions à table, en parlant français ; je n’ai pas grandi avec la télé, le sport et les fast-foods. Et, en France, on me considérait comme « le Dude », l’Américain de passage.
Votre première pratique artistique, au début des années 1990, a été la céramique, qui n’était pas alors à la mode comme elle l’est aujourd’hui dans l’art.
Après le lycée à Los Angeles, j’ai fréquenté un community college à Santa Barbara, une ville étudiante un peu hippie où la céramique était assez populaire. Mon premier emploi consistait à fabriquer des tam-tams marocains ou égyptiens pour un potier, que j’utilisais comme supports pour peindre. Puis j’ai pris des cours de dessin. La céramique est naturellement rattachée à une sensibilité primitive un peu anachronique. Il y avait quelque chose de l’art brut. Ensuite, j’ai intégré une école d’art à San Francisco, où j’ai travaillé avec des céramistes connus, comme Viola Frey, qui était liée aux peintres de l’école de San Francisco : Richard Diebenkorn, David Park, Robert Bechtle, Elmer Bischoff… À l’époque, on nous enseignait surtout la peinture figurative des années 1970 que pratiquaient ces artistes de la Bay Area : une sorte de figuration simplifiée qui m’a inspiré pour mes premières céramiques. Puis, en 2000, je suis parti à New York.
Y a-t-il un moment où vous avez décidé de devenir peintre ?
Il était tellement compliqué de réunir le matériel pour faire de la céramique qu’en arrivant à New York, dans un petit atelier et sans argent, je me suis mis à peindre à l’huile sur bois, par nécessité. À ce moment-là, à New York, les artistes ne s’intéressaient vraiment pas à la céramique.
Vous nourrissez-vous aussi d’autres champs de la création ?
Je m’inspire surtout d’événements contemporains, sur lesquels je me documente, ainsi que d’observations au hasard de la vie quotidienne ou de voyages. La musique et le cinéma sont toujours très présents dans ma vie. Je m’intéresse au design et à l’architecture. Si je ne faisais pas d’art, je dessinerais des espaces utopiques. Mais, selon moi, l’art est vraiment au-dessus de tout.
Vous parlez souvent de la façon très intuitive dont vous travaillez. Dans quelles circonstances ces intuitions vous viennent-elles ?
Beaucoup d’idées me viennent en même temps, c’est difficile de choisir. Alors je commence en général mes toiles par des formes et des couleurs abstraites. Puis, au cours du travail, je vois apparaître des images, par exemple des bateaux qui se dirigent vers un port. Cela semble un peu fou, mais c’est vraiment ainsi que ça se passe, un peu comme si la peinture se peignait elle-même, y compris lorsque j’ai en tête des images trouvées sur Internet – ce qui arrive parfois. J’aime l’équilibre entre ces deux états d’esprit, très irrationnel et plus logique, qui se rejoignent pour former une image. Comme je le dis souvent, une peinture est pareille à un road trip : on ne sait pas ce que l’on va voir au fur et à mesure.
Vous peignez toujours plusieurs toiles en même temps. Considérez-vous ces œuvres comme des séries ?
Comme des séries ou des ensembles, des équipes. Je commence une peinture, puis une autre lui répond, puis une troisième les relie dans une narration plus large. Je les présente souvent ensemble. Pour mon exposition chez Thaddaeus Ropac, j’ai peint environ trente-cinq tableaux et j’en montre finalement vingt. En général, je fais l’accrochage moi-même, mêlant des grands et de tout petits formats, certains en haut et d’autres en bas. L’installation de mes peintures est un peu comme une partition de musique, avec des nuances dramatiques intimes ou explosives…
Vos toiles évoluent-elles pendant le temps où elles restent dans votre atelier ?
Oui, je garde certaines toiles pendant deux ou trois ans. Il m’arrive de les mettre de côté, puis de les regarder à nouveau, et je vois clairement ce qu’il faut faire, ce qui les ramène à la vie. Je me donne la liberté de faire vingt ou trente tableaux à la fois, et je travaille sur deux ou trois d’entre eux chaque jour. J’aime garder toutes les options ouvertes. Peindre en même temps autant de toiles me permet de naviguer au fil de mes intérêts. Parfois, j’ai envie de travailler de façon très gestuelle, avec une large brosse et de la musique à fond, et d’autres fois avec un petit pinceau, sur des détails, en écoutant des livres lus.
Avez-vous des assistants ?
Oui, j’en ai deux. L’un m’aide à préparer mes toiles dans l’atelier et à tout organiser. L’autre est au bureau. Cela me permet de me concentrer sur la peinture. Ces deux-là, je leur suis vraiment très reconnaissant !
Il y a quelque chose de presque contradictoire entre le motif des cartes, que vous avez beaucoup utilisé pendant quelques années, et le côté très intuitif dont vous parliez ? Comment y êtes-vous venu ?
J’ai créé mes premières cartes de l’Amérique vers 2002. Je venais d’arriver à New York. Les cartes sont devenues comme des graphiques avec des statistiques, visuellement séduisants mais motivés par des fondements politiques. Les couleurs dépendaient de certaines données et non plus de mon choix. Toutes mes toiles n’ont pas ce caractère intuitif. Parfois, j’ai envie de peindre un mot ou une expression que j’ai entendus. À ce moment-là, je m’intéressais beaucoup à ce qui se passait dans la vie politique américaine, à la guerre en Irak…
Sur les toiles qui suivent le 11-Septembre, la narration paraît prendre une place de plus en plus importante.
Ces toiles évoquent des sujets qui étaient alors très importants pour moi : l’autorité, la consommation, le fascisme… et qui resurgissent d’ailleurs aujourd’hui plus que jamais. En tant qu’immigrant français aux États-Unis, je voyais toutes ces choses de l’extérieur. La politique américaine et ma rage contre George W. Bush et la guerre en Irak étaient très présentes dans mon travail. À l’époque, je voulais prendre ces sujets de front. Avec les années, j’ai un peu tourné le dos à cette actualité. Mon atelier est plutôt devenu un refuge aux bruits du monde. En ce moment aux États-Unis, il n’y en a que pour Trump, Trump, Trump… Je n’ai pas l’énergie ni le courage de m’occuper de cela. Je veux que mes peintures puissent s’ouvrir à des réflexions nouvelles.
Vous avez voulu échapper à la présence des États-Unis dans votre peinture, et vous êtes parti à Berlin. Au bout d’un an, l’Amérique vous a-t-elle rattrapé ?
En 2005-2006, j’ai fait une résidence à Berlin. Mon travail était alors devenu un peu cynique. J’allais à des manifestations contre la guerre en Irak. Les préoccupations politiques avaient en quelque sorte envahi mon œuvre. Et j’ai eu besoin de voir comment je pouvais me débrouiller loin des États-Unis.
Il y a quelques années, les luttes contre le racisme qui traversent actuellement les États-Unis auraient probablement directement résonné dans votre peinture. À présent, votre travail semble plus indirect et parfois plus abstrait. Est-ce cet espace entre figuration et abstraction qui vous intéresse aujourd’hui ?
J’envisage désormais les choses de façon plus globale, mes peintures ne sont plus liées à un pays ni à des situations en particulier. J’ai toujours bataillé avec l’abstraction, envié ceux qui font de l’abstraction pure. Cependant, j’ai besoin d’histoires auxquelles m’accrocher. Donc, je m’intéresse en effet à cet espace neutre qui se trouve entre le monde de l’abstraction et celui de la représentation, le fait de raconter une histoire sans recourir à des éléments figuratifs.
Dans les paysages que vous peignez aujourd’hui, la ville et la jungle se mêlent et se confondent presque.
Depuis deux ans, je dessine et construis une maison au Costa Rica, un pays où je vais depuis vingt-cinq ans et où je vis à présent la moitié de l’année. Le père d’un de mes amis d’enfance y a pris sa retraite et a ouvert un restaurant dans un village. Le surf a été mon premier grand amour ; or, il y a des vagues formidables au Costa Rica… C’est une activité très solitaire, comme la peinture, et qui rapproche de la nature. En 1995, cet endroit était un village perdu dans la jungle, au bord de l’Océan. Aujourd’hui, le lieu n’est plus très secret, il est même devenu un peu branché, mais il m’offre une échappée.
Je voudrais y installer une résidence pour artistes. Ce que je peins est devenu une réalité : mes nouvelles œuvres évoquent une forme de retrait par rapport aux univers urbains. Ayant grandi dans les montagnes de Los Angeles, je suis très attiré par cette dualité entre la ville et la nature, et par l’espace qui se trouve entre ces deux mondes.
Envisagez-vous ce lieu comme un nouveau Starr Space, le centre culturel que vous avez créé à Brooklyn et tenu de 2007 à 2010 ? Est-il important pour vous d’être entouré ?
Starr Space, qui est ensuite devenu mon atelier, était un community center. Il y avait des cours de yoga, de danse, des films, des fêtes, un marché bio… À l’époque, dans le quartier de Bushwick, il n’y avait rien. J’avais 30 ans, et il m’importait en effet d’être entouré, même si je mène une vie assez solitaire, qui ressemble pas mal au confinement ! La maison du Costa Rica correspond à une autre période de ma vie. Je voudrais inviter des artistes, des écrivains, des intellectuels pour deux semaines ou deux mois, afin qu’ils puissent travaillent sur place pour eux et avec les écoles locales. Mais j’aimerais aussi avoir une ferme, ne pas m’occuper uniquement de peinture.
En 2017, vous avez réalisé le décor de Scherzo fantastique pour le New York City Ballet. Est-ce une expérience que vous aimeriez renouveler ?
C’était la première fois que je faisais cela, et cela ne s’est pas vraiment représenté depuis. Je trouve toujours intéressant de réaliser des choses hors de mon atelier, car cela me donne d’autres libertés.
Vos peintures récentes, exposées chez Thaddaeus Ropac, semblent porter une forme de spiritualité nouvelle.
Je me réjouis que ce soit perceptible. C’est peut-être le résultat de ce travail très intuitif. Auparavant, les récits et les personnages dominaient ; aujourd’hui, les paysages sont les plus forts. Les gens regardent la ville de loin. Il n’y a plus de grille, je me concentre sur des états primitifs. En ce moment, la plupart des peintres à New York s’intéressent aux artistes des années 1950 et 1960, tandis que je gravite plutôt autour de l’impressionnisme français, de l’expressionnisme allemand et de peintres américains du début du XXe siècle, trop méconnus hors des États-Unis, comme Charles Burchfield, Milton Avery, Arthur Dove.
Que signifie They Each Had Their Lesson, titre de l’une de vos toiles, qui représente l’intérieur d’une maison, en perspective à vol d’oiseau, avec des mains démesurées qui passent au travers des murs ?
C’est lié à un souvenir, une expérience d’enseignement que j’ai eue dans le quartier de South Central, à Los Angeles. Je voulais peindre un tableau qui montre les lignes et les angles droits de l’architecture moderniste dans lesquels les gens sont enfermés, comme un contre-point aux peintures de nature que je réalisais en même temps. Mais il est difficile de mettre des mots sur ces images… Certaines œuvres ont simplement besoin d’exister, sans explications. Dans un monde où il y a des manuels et des explications pour tout, je crois qu’il est possible de se laisser porter par la peinture et de s’aventurer dans l’inconnu, de voir où cela vous mène…
Le titre de l’exposition, « Il y a plus d’yeux que de feuilles aux arbres », est très imagé…
J’aime les titres un peu décalés et ambigus. Cette expression vient du Costa Rica : dans les petits villages de la jungle, tout le monde connaît les histoires de son voisin. Cela pourrait aussi se rapporter à l’écologie, aux relations entre les humains et la nature, dans un monde où il y a de plus en plus de gens et de moins en moins d’arbres. À l’époque des réseaux sociaux et des fake news, cela évoque également l’idée d’avoir différentes perspectives sur un même sujet… comme la peinture.
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« Jules de Balincourt. Il y a plus d’yeux que de feuilles aux arbres », 2 juillet-1er août 2020, galerie Thaddaeus Ropac, 7, rue Debelleyme, 75003 Paris, ropac.net