Où et comment avez-vous vécu le confinement mis en place pour enrayer la propagation du coronavirus ?
Chez moi, dans mon atelier, à Montreuil. J’ai pu travailler seule et très concentrée, interrompue par les seules contraintes sanitaires pour sortir faire des courses et par les formulaires administratifs à remplir pour promener mon chien. Je vis dans mon atelier et j’ai pu continuer à avancer dans mon travail tout en restant à demeure. Pour la première fois, j’ai même pu observer le printemps se déployer dans une ville, dans un calme d’où se détachait le chant des oiseaux qui nidifiaient. Cette période a été on ne peut plus paradoxale, entre le désastre sanitaire d’un côté et cette quiétude animale de l’autre.
On peut résoudre cette situation en redimensionnant le monde de l’art
Vous avez des origines italiennes. L'Italie a été le premier pays européen durement touché par le Covid-19…
J’ai été, bien évidemment, très triste, inquiète et aussi consternée. Les Italiens ont été les premiers en Europe à être frappés par cette crise. On les a regardés de haut, peu d’aides leur ont été accordées par les plus puissants pays d’Europe et ce sont, au contraire, des pays pauvres et voisins qui ont montré leur grande solidarité, comme l’Albanie. Mais, très vite, lorsque leur problème est devenu le nôtre, nous avons pu voir comment les mesures prises par l’État italien sur le dépistage systématique ou le port du masque ne trouvaient ici aucun écho et combien cette crise sanitaire soulignait les incompétences et les contradictions de la politique française depuis longtemps, et pas uniquement en matière de santé publique.
Quel impact a eu la crise sur votre existence, vos projets ?
De nombreux projets d’expositions sont en suspens, d’autres sont reportés, d’autres encore annulés… Nous partageons les mêmes problèmes que beaucoup d’autres. Nous sommes dans l’incertitude et nous devons apprendre à travailler dans ce contexte, qui est nouveau.
Le monde de l’art est touché de plein fouet. Êtes-vous confrontée à des difficultés résultant de la situation que nous vivons ?
Dans la mesure où nous sommes tous reliés, c’est en tout cas ce que dit l’expression « monde de l’art », oui, je suis touchée directement et indirectement par les difficultés que vivent les acteurs de ce monde, notamment les musées, les centres d’art, les galeries : beaucoup d’expositions et de foires ont été annulées ou décalées. Personnellement, je suis convaincue que les œuvres et les expositions sont faites pour être visitées physiquement et non consultées sur des plates-formes on line. Je ne peux donc me satisfaire de la situation actuelle. Et si j’étais collectionneur.euse, cela mettrait en suspens mon désir d’acquérir. Mais ces liens ont aussi changé. Certain.e.s collectionneur.euse.s ont depuis des années dématérialisé leurs désirs en confiant leurs choix à des art advisors… Une partie du système de l’art fonctionne, depuis un certain moment, déjà, avec le travail à distance… Quant à l’aspect festif et mondain des événements du monde de l’art, il aura du mal à reprendre… mais c’est loin d’être le plus important ! La situation est double : d’un côté, éviter de prendre l’avion pour aller d’un vernissage à l’autre, d’un bout de la planète à l’autre, est une très bonne chose ; de l’autre, comme je le disais précédemment, les œuvres sont faites pour être vues. On peut résoudre cette situation avec des expositions qui durent plus longtemps, moins de foires partout sur la planète, etc. Bref, en redimensionnant le monde de l’art.
Réfléchir à notre manière de nous relier, d’habiter ce monde
Cette crise est aussi un révélateur de la précarité et des inégalités. Comment voyez-vous la situation des artistes en France, en comparaison d’autres pays ?
Je ne dispose pas d’une vision globale de la situation française, mais on pourra se reporter à des études sur les inégalités entre les hommes et les femmes artistes, la précarité des petits boulots dans le domaine culturel, les systèmes des aides et des achats liés à l’État ou aux régions, etc. Ce virus est un puissant révélateur des dysfonctionnements de nos sociétés, à de petites comme à de grandes échelles. Cette crise sanitaire a accentué, partout, les inégalités, et les populations les plus pauvres en subissent les conséquences de plein fouet. Le monde de l’art, avec ses inégalités et ses précarités, n’échappe pas à cette loi.
Quelles réflexions vous inspire cette crise ?
Dans une tribune récente dans The Guardian, la primatologue Jane Goodall n’hésitait pas à affirmer que si l’humanité ne change pas catégoriquement son rapport à la nourriture, elle est « finie ». Que ce virus ait franchi la barrière des espèces n’est pas anodin : nous avons créé cette situation nous-mêmes et nous en sommes entièrement responsables. En détruisant les écosystèmes, en réduisant les niches écologiques, en générant un stress global dans les mondes animaux, en pratiquant toujours plus l’élevage intensif, nous produisons ces dérèglements d’où émergent des virus, qui viennent à leur tour créer des désordres dans le vivant. L’illusion aurait consisté à croire que nos gouvernements saisissent cette occasion pour repenser des modèles économiques différents. Mais non, on a prêché le retour à la normale, autant dire à la répétition des catastrophes et à la destruction de la planète. Nous semblons, sur ce plan, embourbés dans les ornières d’un XIXe siècle productiviste et d’un XXe siècle consumériste. Nous allons donc continuer à produire les conditions idéales pour de nouvelles pandémies.
Cette crise est-elle inspirante ?
Je crois que ce qui est « inspirant », c’est de réfléchir à notre manière de nous relier, à ce que ces liaisons tracent et disent de notre manière d’habiter ce monde. Pendant la quarantaine, j’ai beaucoup dessiné. J’ai réalisé 40 dessins. Chaque jour, j’ai dessiné sur la couverture d’un grand quotidien publié dans un pays du monde où l’épidémie se répandait. Parfois, le dessin était en lien avec les gros titres de la Une, parfois, avec des moments de la vie quotidienne dans l’atelier, avec Lulu, mon chien, et avec mes projets. L’idée était de sortir de l’enfermement de la vie confinée, mais aussi de me relier à cette étrange atmosphère commune et planétaire qui se tramait alors, avec le passage du virus. Ce tour du monde à travers la Une de journaux fut comme un voyage inversé : je n’étais pas celle qui partait dans le monde, mais celle qui l’accueillait dans son atelier.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Depuis presque un an, maintenant, je travaille à une nouvelle série de dessins, survenue à la suite des grands incendies perpétrés dans la forêt amazonienne en 2019. Ces incendies ont été relayés pendant l’été dernier et des images en ont été diffusées au mois d’août, période à laquelle un pic avait été atteint. J’ai été véritablement peinée par ces événements, en colère contre cette politique dévastatrice que soutiennent d’ailleurs de grandes banques européennes. Quant aux images diffusées par les médias, étrangement, certaines d’entre elles qui montraient la forêt amazonienne alors que le feu s’était retiré mais que persistaient les fumées, ressemblaient à des peintures de paysages romantiques, à ceci près que c’était le paysage, ici, qui était en ruines.
Un autre point m’intéressait, l’arrière-plan colonial que l’on retrouve, comme un héritage séculaire, dans cette dévastation de la forêt amazonienne jusqu’à aujourd’hui, avec sa logique d’exploitation des terres par expropriation et la violence exercée sur les populations autochtones. Ces paysages traduisaient parfaitement cette violence politique. Je me suis penchée sur l’histoire du paysage, de la peinture au land art, et sur ses dimensions directement politiques lorsqu’il devient le témoin d’événements dramatiques ou de catastrophes. J’ai aussi repensé au titre d’une peinture de Sigmar Polke, Can you always believe yours eyes? (1976). Avec cette idée qu’il n’est jamais aussi important que de croire en ses yeux devant l’impensable.
J’ai donc commencé à dessiner ces paysages qui semblent s’évanouir dans des fumées d’où émergent d’autres paysages, renvoyant à d’autres lieux et d’autres temps, où se mêlaient aussi des éléments de mes installations et des espaces de mon atelier : la question était, pour moi, de savoir comment continuer à construire, à faire des choses dans un monde qui disparaît et dont la disparition engage des choix de vie opérés quotidiennement. Comment et quoi construire sur ce qui s’écroule ? Quelles images pour ces catastrophes ? Le silence du drame qui se joue dans les forêts amazoniennes a donc été déterminant pour cette nouvelle série de dessins. Ce même lien à un vivant meurtri, à un arbre déraciné, se retrouve dans cette installation appelée The Shaman, dans un renversement qui veut que cet arbre puisse redevenir une source d’eau.
Cette crise n’a fait qu’accentuer ma colère face aux inégalités sociales et au mépris de notre planète
J’ai également commencé à dessiner le Juukan Gorge Cave, un site appartenant à l’histoire des Aborigènes d’Australie, vieux de plus de 46 000 années, détruit par la compagnie Rio Tinto, le 15 mai, pour étendre ses exploitations de minerai de fer. Des découvertes récentes avaient démontré qu’il était le seul site aborigène à comporter des signes d’occupation humaine continue depuis la dernière période glaciaire. Parmi les objets qu’il comportait, le plus précieux était une tresse de cheveux humains tissée à partir de brins provenant de têtes de plusieurs personnes, commencée il y a 4 000 ans et dont les tests ADN ont révélé qu’elles étaient les ancêtres directs des propriétaires traditionnels de Puutu Kunti Kurrama et Pinikura, encore vivants aujourd’hui. Mais le plus invraisemblable, dans tout cela, c’est que la compagnie Rio Tinto a reconnu avoir détruit l’un des sites archéologiques aborigènes les plus importants au monde, par erreur… Pensez-vous qu’il serait envisageable de faire sauter Notre-Dame de Paris par inadvertance à des fins d’exploitation commerciale de ses sols ?
Quels enseignements, selon vous, devons-nous tirer de cette crise sanitaire mondiale ?
À Montreuil, pendant le confinement, ont commencé à apparaître des banderoles suspendues aux fenêtres, dans les rues, un peu partout. L’une d’entre elles disait : « Vous ne confinerez pas nos colères, nous voulons un monde écologique, féministe et solidaire ». Cette crise n’a fait qu’accentuer ma colère face aux inégalités sociales et au mépris de notre planète. Je crois qu’il faut être particulièrement attentif à ce que nous dit ce virus autant qu’à la crise qu’il a provoquée, et ainsi relier le problème écologique planétaire, dont il émane – consécutif à l’exploitation intensive et à la réduction des niches écologiques sauvages provoquant la transmission de virus interespèces – aux inégalités sociales qu’il creuse. Si cette liaison n’était pas apparente pour certains jusqu’ici, nul ne peut plus l’ignorer.