Comment avez-vous vécu personnellement ce confinement ?
Mon confinement s’est bien passé, à une dizaine de minutes à pied des Abattoirs. J’ai conscience de vivre dans de bonnes conditions matérielles. Mes proches comme l’équipe ont été globalement épargnés. J’ai aussi des sentiments mitigés. Malgré les échanges, voir ma famille et mes amis me manque. Malgré les lectures, les conférences en live, les conversations avec les artistes, l’art « en vrai » me manque. L’Héraklès archer d’Antoine Bourdelle au bout de ma rue est devenu ma visite préférée, ma dose d’art « en vrai ». Bourdelle et moi allons garder des liens particuliers.
Comment les Abattoirs se sont-ils organisés ?
Les périodes difficiles sont étrangement des périodes d’échanges et de construction, de retour à l’essentiel. Je remercie l’équipe des Abattoirs, mais aussi les collègues des musées, français et étrangers, des FRAC, nos tutelles, les artistes, les commissaires, les restaurateurs, les entreprises de sécurité, de ménage, de bâtiment, tous les indépendants avec qui nous travaillons. Tous ont fait preuve d’une grande solidarité et d’indulgence les uns vis-à-vis des autres. Nous avons très vite monté une petite cellule de crise, puis le télétravail s’est organisé avec tous en fonction des situations personnelles. Il est étrange d’avoir un musée plein d’œuvres et vide de gens si longtemps. Nous avons été attentifs à la conservation, à échanger à distance avec le public, et à accélérer les paiements pour soutenir ceux qui construisent avec nous, souvent en coulisses, les Abattoirs. Les premiers temps ont été passés en réorganisation de calendrier. Nos nouvelles expositions, « Viva Gino ! Une Vie dans l’art », « Takesada Matsutani : estampes 1967-1977 », « Laure Prouvost. Deep See Blue Surrounding You », « Sans réserves : Les nouveautés 60’s et 70’s de la collection », « Guerre et Séduction. Livres d’artiste », venaient d’ouvrir. Nous avons eu à cœur de les prolonger, quitte à redéployer d’autres projets.
Sur quels projets avez-vous travaillé pendant cette période ?
Certains de nos projets ont pris un sens nouveau. Nous avancions sur une monographie de Jon Rafman qui depuis 15 ans réfléchit à l’impact des vies numériques sur nos vies réelles. Et voilà que presque tous nos échanges ont basculé d’un coup en ligne. Avec le Hirshhorn Museum [à Washington], nous parlions dès avant pour des raisons d’écologie et de sens de faire les deux expositions en même temps et sans transport. La dimension psychologique des œuvres est très développée dans le catalogue. On a vu que la santé mentale, le bien-être et l’acception, déjà présents dans nos programmes envers les publics, l’étaient également dans nos expositions, presque inconsciemment. Un grand projet sur l’art, l’exil et la psychiatrie, est prévu en 2021, à partir de la figure de François Tosquelles, républicain espagnol exilé en Occitanie, passé par les camps d’internement, proche des Surréalistes, et un des « pères » de l’art-thérapie et de la psychiatrie de secteur. Nous sommes aussi un FRAC et c’est dans notre ADN d’aller vers le public. Avec tous les reports, nous ressentions le besoin d’être constructifs. Nous avons lancé un appel à projets pour les artistes liés à l’Occitanie. L’objectif est de transformer les expositions prévues pour « Horizons d’eaux », que nous menons depuis quatre étés sur le canal du Midi, en créations originales extérieures, visibles en distanciation physique. Nous devons réinventer nos missions de diffusion de l’art et soutenir les artistes dans un contexte compliqué pour eux.
Quels dispositifs avez-vous mis en place pour rester en contact avec le public ?
Nous avons mis l’accent sur la diffusion en ligne de nos contenus. Les Abattoirs ont pris tôt le chemin du virtuel et ont la chance d’avoir une forte fréquentation numérique. Parmi ce qui a bien fonctionné, notons les Mercredi de l’histoire de l’art et le Lundi des enfants, avec un atelier dont les créations sont ensuite publiées sur nos réseaux. Nous sommes conscients que les personnes ont été très sollicitées, mais il est important d’offrir un choix de contenus. Nous sommes heureux de pouvoir aider à se cultiver, à réfléchir, à passer un bon moment. Nous allons faire évoluer notre offre avec cette expérience. Si ces propositions ne se substituent pas à la rencontre physique avec l’art, elles se complètent. Cependant, le bilan que je tire est que nous avons surtout touché un public connecté. Nous faisons habituellement un travail de terrain avec l’aide des écoles, des centres sociaux et des associations. Quand il y a rupture dans cette chaîne humaine, comment la recréer ? Nous devons réfléchir à de nouvelles voies d’éducation artistique, y compris en confinement, pour ceux qui n’ont pas les réflexes culturels ou dont l’accès aux nouvelles technologies est limité par le coût financier des équipements. Et ils sont nombreux ! L’un des liens que nous avons gardés avec le public est, avouons-le, dû au hasard. La campagne d’affichage des nouvelles expositions venait d’être lancée. Elle est restée en place. Depuis deux mois, on lit dans les rues écrit par Ben « Pour une autre façon de vivre... ». Drôle de prémonition.
Quand pensez-vous rouvrir vos espaces ?
Nous espérons rouvrir le plus vite possible sans confondre vitesse et précipitation. Pour que le public revienne, il faut qu’il se sente en sécurité. Le besoin d’art est là, mais aussi celui d’être rassuré. Nous travaillons à une date commune avec les musées de la Ville de Toulouse. Nous ne pouvons être plus précis et devons rester humbles dans les annonces. Nous apprenons à vivre avec une situation sanitaire complexe.
Qu’est-ce que cette période augure pour la suite ?
Au contact des artistes et des visiteurs, nous nous questionnons tous les jours pour offrir des espaces de réflexions et des amplificateurs de vie. Le défi est plus grand encore aujourd’hui. Je remarquerais qu’aux Abattoirs nous avons fermé sur des paradoxes. Nous venions de vivre une incroyable soirée de performances avec Eric Andersen, Takako Saito et Lei Saito, et nous préparions une fête d’anniversaire pour nos 20 ans, avec un accrochage participatif. Rassembler le public est le cœur de nos missions, et se réunir est maintenant un risque. Nous préparions la publication de Je suis né étranger, cycle d’expositions qui, l’année dernière, a fêté l’accueil et la différence, et toutes les frontières ont fermé. Il faut soutenir la créativité locale, mais sans nous refermer, ou opposer de manière simpliste global et local, au contraire les faire vivre ensemble. Nous avons reporté des événements qui nous tenaient à cœur avec Amnesty International, le Printemps lesbien, et tant d’autres. Les inégalités sociales, économiques, éducatives, raciales, de genre, etc. ne sont jamais apparues si criantes. Comment donner à chacun son droit à la culture quand certains n’ont jamais été aussi loin de nous ? Chaque action concrète, modeste, va compter. Nous voulons garder la fenêtre de dialogue ouverte, et continuer d’échanger avec les communautés des Abattoirs. Nous savons collectivement que nous devons nous redéfinir, nous sommes prêts et nous avons besoin de tous. Tout le monde sera le bienvenu.