Ce jour d’avril où nous nous parlons au téléphone, Tony Matelli travaille seul dans son atelier new-yorkais, alors qu’il est habituellement entouré de six assistants. Le 19 mars, son exposition à Paris n’a pas ouvert. La rue Sainte-Anastase (3e) est déserte, comme le reste de la ville. Devant la vitrine, une mauvaise herbe a poussé, étrange invitation à regarder à travers la grille fermée l’exposition dont l’accrochage venait de s’achever. Dans « Abandon », un titre choisi bien avant que la crise sanitaire n’éclate, Tony Matelli présente de nouvelles Weeds en bronze, appartenant à la série qu’il a commencée en 1995.
LA VIE ET LA MORT MÊLÉES
« En un sens, c’est un moment morbide parfaitement adapté… Évidemment, nous n’avions pas prévu la concomitance de l’exposition avec l’épidémie, mais la poésie est là », raconte-t-il à propos de ces herbes qui portent en elles la vie et la mort, mêlées. « Ce travail n’est pas censé être aussi théâtral qu’il l’est probablement, mais une certaine théâtralité s’en dégage néanmoins. L’aspect narratif, qui consiste à regarder dans la galerie fermée, fait aujourd’hui partie de l’œuvre. J’avais même imaginé que la lumière reste allumée toute la nuit, mais c’était évidemment une mauvaise idée ! Il y a quelques années, j’avais montré les Weeds derrière une vitre scellée, dans une des galeries latérales du Whitney Museum of American Art. »
Tony Matelli a commencé sa série Weeds alors qu’il venait d’installer son atelier à New York. En 2000, il s’est mis à les réaliser en bronze, et c’est à la State University of New York à Buffalo qu’il en a pour la première fois montré un ensemble. « Au début, je les réalisais en papier et en fil de fer. Les suivantes ont été faites en plastique, elles étaient belles, mais pas très durables ni très précises. Il leur manquait une sorte d’objectalité (objecthood). Je ramasse des plantes, j’en moule chaque brin, je les polis et les peins, puis je les assemble, avec mes assistants qui travaillent à mes côtés depuis longtemps. En bronze, c’est devenu plus substantiel, plus spectaculaire. Le bronze est ce qu’il est. Ce sont toutes des pièces uniques résultant d’un assemblage différent. »
Par leur simplicité, qui cache une extrême sophistication dans l’usage des matériaux et la production des œuvres, les Weeds peuvent faire penser aux sculptures de Charles Ray. Mais la notion même de sculpture n’est pas au cœur des recherches de Tony Matelli, et c’est plutôt à d’autres aspects de son travail qu’il associe l’inspiration de Charles Ray. En revanche, il raconte souvent la façon dont Duane Hanson l’a profondément inspiré, lors d’une visite scolaire au Milwaukee Art Museum, lorsqu’il était enfant : « Nous visitions aussi les musées de Chicago, mais ils n’avaient pas de Duane Hanson. Le Janitor de Milwaukee est vraiment l’une de ses meilleures pièces ! Il y a quelque chose dans la posture décontractée de ce personnage, dans sa nature situationnelle, qui fait que l’on vit avec lui. Charles Ray, au contraire, garde toujours une distance théâtrale avec ses œuvres. Dans les Weeds, je veux que se confondent absolument l’idée de l’œuvre et ma propre réalité. Même si, quand on est enfant, on pense peu les situations de façon abstraite, je me suis rendu compte que tout ce qu’il y avait d’autre dans cette salle de musée se réduisait à des signes, qui montraient des idées au lieu de les incarner. »
Tony Matelli est loin du botaniste contemporain, et il est également loin de Mark Dion, dont les vitrines imitent les musées d’histoire naturelle. D’ailleurs, il ne s’intéresse jamais au nom savant des mauvaises herbes : « Il y a un aspect conceptuel à être une mauvaise herbe ! » – une élégance vagabonde et romantique aussi. Matelli a souvent dit son goût pour les tableaux de Pieter Bruegel et les brins d’herbe d’Albrecht Dürer. On pense encore aux feuilles de fraisier au bord des retables de Hans Memling, mais le symbolisme des plantes, en jeu dans ces images, lui est étranger. Ce qui l’intéresse chez ces peintres, c’est plutôt la manière dont on peut lire leurs images pour en raconter les histoires.
DES SCULPTURES D'UNE QUALITÉ PHOTOGRAPHIQUE
Le processus est toujours le même : sur le chemin entre chez lui et son atelier, Tony Matelli ramasse des herbes sauvages dont il aime la forme, et dont il considère qu’il pourra les reproduire facilement. Les Harvard Art Museums possèdent une extraordinaire collection de modèles scientifiques de plantes en verre, des objets qui le fascinent mais qu’il ne cherche en rien à imiter. « Si je pouvais atteindre leur perfection, je le ferais et, d’ailleurs, j’améliore ma précision avec le temps. Je veux surtout que mes Weeds résonnent sur un plan émotionnel. C’est la manière dont je les installe qui est déterminante, la manière dont elles interagissent avec l’espace, non comme des spécimens doués de vertus didactiques, mais comme des expériences situationnellement orientées. » C’est cela aussi qui leur confère leur accent romantique, outre les morsures d’insectes et les marques du temps qu’elles portent à la manière de vanités.
Cet aspect les rend assez différentes d’une autre part de l’œuvre de Tony Matelli, plus mordante et acerbe sur le monde contemporain. « Une de mes pièces, Fuck It Free Yourself, qui montre des billets de banque en train de brûler, a un peu la même tonalité que les Weeds, alors que le reste de mon travail a quelque chose de plus narratif, de plus ironique ou satirique. Mes recherches récentes se rapprochent plutôt des Weeds, dans leur absence de narration. Aujourd’hui, c’est vraiment la qualité de l’image qui m’intéresse, comme en photographie. »
Peut-être y a-t-il même, dans cette pratique au long cours, liée à la marche autour de l’atelier, une dimension méditative particulièrement intime ? « Je n’avais jamais pensé à cette série comme à une méditation, mais je crois en effet que c’est le cas. La première Weed véhiculait mes idées politiques de l’époque : ma position en retrait du monde de l’art notamment, le sentiment d’une certaine déconnexion, d’un isolement d’un milieu social. Les Weeds avaient aussi cette charge de rébellion, de volonté de survie et de persévérance. Pour un jeune artiste qui arrivait à New York sans connaître personne, c’était très fort, et ce sont des sentiments que j’éprouve encore de temps en temps. » Faisant référence à une autre de ses sculptures, The Sleepwalker, dont il rapproche volontiers les Weeds, Tony Matelli évoque également un sentiment de décalage, celui d’être au mauvais endroit au mauvais moment : « Une mauvaise herbe ne serait pas une mauvaise herbe si elle était au bon endroit ! »
Immobilisées dans un courant d’air et dans le temps, les Weeds ont cette qualité photographique dont Matelli parle souvent. Il faut en général leur faire face pour en prendre la mesure. « Je ne pense pas les trois dimensions, je me considère moins comme un sculpteur que comme un faiseur d’images, que je colle et déplace. Cette production a quelque chose qui “résiste à la décoration”, au sens où elle offre une friction entre l’espace et nos corps. Quand j’installe ces œuvres qui se répètent dans le temps avec de petites différences, il y a une sorte de stratégie de minimalisme. Ce que l’on voit est ce que l’on voit… »
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« Tony Matelli. Abandon », Andréhn-Schiptjenko, 10, rue Sainte-Anastase, 75003 Paris, andrehn-schiptjenko.com