Comment vivez-vous personnellement ce confinement ?
Je suis partagé entre l’inquiétude face aux problèmes sociaux et économiques qui vont se produire avec cette pandémie et le plaisir d’être dans ce temps suspendu, avoir du temps pour lire et penser. J’ai beaucoup lu. Beaucoup de romans pour échapper à la pression des médias et me protéger de ce présent médiatique anxiogène. J’ai aussi eu le temps de voir des œuvres vidéo envoyées par les galeries ou des institutions qui, pour certaines, ont fait une programmation remarquable. J’ai ainsi découvert la personnalité du collectionneur américain Sam Wagstaff qui m’a beaucoup impressionné ou les vidéos de Rachel Rose et Ed Atkins. Des conversations amicales et réconfortantes se sont poursuivies avec beaucoup d’artistes dont je suis proche.
Comment Carré d’Art s’est-il organisé ?
L’exposition de Nairy Baghramian devait ouvrir le 2 avril. Les incertitudes sur le développement de la pandémie dans les mois qui viennent et le risque que l’exposition ne soit vue que par un public limité m’ont fait prendre la décision, en concertation avec l’artiste, de la reporter en 2021. Deux autres expositions étaient prévues en partenariat avec les Rencontres d’Arles. Une dans le Project Room de Jeff Weber, artiste luxembourgeois vivant à Berlin, et la présentation d’une installation de l’artiste américaine Martine Syms dans la Chapelle des Jésuites. Ces deux projets sont aussi décalés dans le temps.
Sur quels projets travaillez-vous pendant cette période ?
Cette période permet de poursuivre les réflexions sur les projets qui étaient en cours d’élaboration. L’exposition de l’automne sera consacrée comme prévu à Tarik Kiswanson. Ce sera sa première grande exposition dans une institution muséale avec son premier catalogue. Il était en phase de production à l’Atelier Calder à Saché au début de la période de confinement. Son parcours, son travail à la fois poétique et politique fera particulièrement sens dans un moment comme celui que nous vivons. Je préparais également un projet avec Glenn Ligon qui est reporté à 2022, ce qui nous laisse plus de temps pour penser une exposition de cet important artiste américain dans le contexte français. Je dialogue avec l’artiste anglaise Rosalind Nashashibi et Gérard & Kelly, deux chorégraphes américains vivant en France.
Quels dispositifs avez-vous mis ou allez-vous mettre en place pour rester en contact avec le public ?
Comme toutes les institutions, le musée a fermé brusquement. Nous avons cherché à maintenir les liens avec le public par notre newsletter qui chaque semaine donne des informations sur un des artistes de la collection. Nous avons des ressources accessibles sur notre site, la collection en ligne mais aussi des entretiens filmés des artistes ayant exposé au musée. Le service des publics propose des ateliers à faire à la maison qui ont un assez grand succès. La documentation du musée a sa propre newsletter pour le public qui fréquente le centre de documentation du musée. Nous avons constaté une augmentation sensible de la fréquentation des contenus. Bien que pour moi le rapport à l’œuvre d’art relève avant tout d’une expérience sensible, il me semble que de nouvelles modalités de communication et de médiation doivent être imaginées.
Quand pensez-vous rouvrir vos espaces ?
Le plus tôt possible, mais nous sommes dépendants de l’ouverture du bâtiment qui est aussi une médiathèque. La réouverture se profile pour début juin comme pour tous les musées de Nîmes. Nous déploierons la collection sur l’ensemble du musée autour de différents axes. L’avantage du musée, c’est d’avoir une collection avec de nombreuses œuvres importantes. C’est une collection extrêmement riche avec des ensembles autour d’artistes de Supports-Surfaces, du Nouveau Réalisme, Gerhard Richter, Sigmar Polke, Larry Bell, Annette Messager, Sophie Calle, Jean-Luc Moulène, Suzanne Lafont, Latoya Ruby Frazier, Walid Raad, Ugo Rondinone et de nombreux artistes plus jeunes souvent peu ou pas représentés dans les collections publiques françaises. Les collections, ce sont les trésors des musées trop souvent négligés par le public au profit des expositions temporaires qui relèvent de l’événementiel. Une collection donne des repères, construit une histoire.
Qu’est-ce que cette période augure pour la suite selon vous ?
Je ne pense pas qu’il y aura de grands changements mais il est essentiel que, malgré les menaces créées par la crise économique qui se profile, la culture ne soit pas laissée de côté. Un musée comme Carré d’Art a accueilli plusieurs générations de jeunes nîmois et des actions sont continuellement menées pour un public souvent éloigné de la culture. Le musée est un espace public, un lieu d’échanges et de rencontres. À Carré d’Art, la programmation a été consacrée à des artistes qui, chacun à leur façon, sont résolument dans le monde : Walid Raad, Yto Barrada, Suzanne Lafont, Stan Douglas, Latoya Ruby Frazier, Ugo Rondinone, Anne Imhof, Anna Boghiguian, Wolfgang Tillmans et tout récemment Peter Friedl. Je pense particulièrement à Wolfgang Tillmans et à son engagement pour l’Europe aux dernières élections européennes. L’idée est de construire une programmation qui produit du sens tout en proposant de nouvelles expériences esthétiques remettant en cause nos certitudes. En ce sens, il faut absolument savoir se dégager des contraintes de l’événementiel. Aujourd’hui, encore plus qu’avant, il me semble important de créer des liens, des communautés de pensées qui permettent de dessiner d’autres possibles en donnant au public la possibilité de construire un espace critique. Comme le dit Paul B. Preciado dans le dernier numéro d’Artforum, nous devons apprendre collectivement à répondre aux injonctions de contrôle biopolitique qui vont accentuer les tendances à la de-collectivisation et au contrôle consenti et généralisé. Comme dans toutes les périodes de crise, il y aura forcément de nouveaux espaces, de nouvelles idées qui vont advenir.